Filtres et inférences (17/04/2021)
Les filtres et les inférences se glissent entre le monde et nous, mais ils se glissent aussi entre nous et nous. C'est pourquoi se remettre en question, changer sa vie, est une entreprise qui peut tourner au dédale dont on ne parvient pas à s'échapper. Il est essentiel de prendre conscience de nos processus mentaux afin de saisir la relativité de ce que nous prenons pour la réalité, afin d'accepter que quelque chose d'autre est possible. C'est l'objet de la note ci-dessous extraite des nombreux documents de travail remis aux personnes qui s'engagent dans notre parcours Cap au Large. Cette prise de conscience, indispensable, ne suffit cependant pas, car l'aboutissement du processus d'inférence est la croyance. C'est pourquoi nous prolongeons la prise de conscience de nos mécanismes mentaux d'une combinaison d'outils, d'échanges et d'expériences qui lui permettront de devenir féconde.
Le jeu des romans policiers consiste à nous fourvoyer jusqu’au dénouement de l’intrigue. Dans Mystic River (1), une majorité de personnages, en se fondant sur ses observations, en vient à identifier un membre de la communauté comme le coupable d’un assassinat. Or, ils se trompent. Heureusement, ce processus mental n’a pas toujours des conséquences aussi dramatiques, car il est universel et permanent. Chris Argyris(2) l’a analysé en quatre étapes qui forment « l’échelle d’inférence »:
- j’observe,
- je sélectionne et je simplifie,
- j’interprète,
- je construis des croyances.
Comment expliquer un tel processus ? L’intelligence a la survie pour raison d’être première. En situation de survie, il s’agit de comprendre vite pour réagir vite afin d’échapper à un prédateur ou de s’emparer d’une proie. La réalité est pleine de choses observables, mais nous ne pouvons pas tout observer. D’où la sélection sur le critère: « Qu’est-ce qui est vital ? » Comprendre, c’est ensuite donner une interprétation à ce que l’on a retenu de l’observation. Si cette interprétation s’avère pertinente, elle deviendra comme un réflexe lorsqu’une semblable configuration de signes se présentera à nouveau. Nous passerons ainsi de l’analyse d’une situation à une croyance. Une croyance, car, pour être semblable en apparence à d’autres, une nouvelle situation peut recéler quelque chose de différent. Au bout du processus, ce seront nos croyances qui sélectionneront ce que nous observerons, formant ainsi une boucle qui s’entretient elle-même. Ce qui faisait dire au philosophe Clément Rosset: « Il n’y a pas de délire d’interprétation, toute interprétation est un délire » (3).
A l’échelle d’inférence, il convient d’ajouter les trois filtres que sont le passé, le présent et le futur. Le passé est la somme de nos expériences et de ce qui pour nous a de la valeur. Le présent constitue le contexte de l’observation, les évènements qui nous environnent, l’état dans lequel nous nous trouvons. Le futur est représenté par nos intentions, nos projets, nos désirs.
C’est en se soustrayant à l’état de survie que les hommes ont pu s’intéresser à des choses aussi peu vitales que les constellations célestes. Et si les grands stratèges sont « de grands méditatifs » (4), c’est qu’il s’agit pour eux de déjouer les pièges de l’échelle d’inférence. Mais l’atavisme et ses automatismes sont toujours là qui peuvent nous submerger à notre insu. D’où les évènements imprévus et pourtant a posteriori prévisibles baptisés « cygnes noirs » par Nassim Nicholas Taleb (5).
(1) Roman de Dennis Lehane dont Clint Eastwood a tiré un film (2003).
(2) Chris Argyris (1923-2013), théoricien américain des organisations. Cf. Chrys Argyris, Savoir pour agir, Dunod, 1993.
(3) Clément Rosset, Logique du pire, Presses universitaires de France, 2013.
(4) Charles de Gaulle, Le fil de l’épée, Berger-Levrault, 1932.
(5) Nassim Nicholas Taleb, Le cygne noir, Les Belles Lettres, 2011.
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