Créer du manque (31/01/2024)
Tous les efforts de notre espèce, depuis la nuit des temps, tendent à combler les manques qu’elle ressent, qu’ils soient matériels ou psychologiques. Il en est de même pour nous tout au long de notre vie personnelle. Alors, pourquoi proposer de créer du manque ?
Le manque est ce qui nous fait bouger et éventuellement réfléchir. Le manque de sécurité, de lumière, de chaleur, nous a fait inventer le feu. Encore faut-il prêter l’oreille au manque. Y a-t-il de la place, dans nos vies, et singulièrement dans une vie qui comme beaucoup aspire à une bifurcation, pour accueillir un manque qui pourrait être créateur ?
Créer du manque nécessite de créer du vide. Si nous pouvons estimer que notre vie est vide sur certains plans, par exemple que nous avons un bullshit job, en revanche notre temps est loin de l’être et nous faisons d’ailleurs de notre mieux pour n’y pas laisser d’interstices. Parmi d’autres habitudes - et avec les meilleures raisons du monde - les smartphones illustrent notre horreur du vide. Ils occupent davantage notre attention que le visage de nos semblables et les paysages de notre vie, et ils s’insinuent sournoisement dans nos occasions de recueillement ou de convivialité, créant et élargissant des fissures dans notre présence au monde, aux autres et à nous-même. On dirait d’ingénieux animaux se nourrissant de l’attention humaine, qui nous apprivoisent et se glissent dans le moindre entrebâillement de notre "temps de cerveau disponible". D’évidence, ils représentent une réponse à des besoins que nous ressentons. Selon l'économiste chilien Manfred Max-Neef(1932-2019), nos sociétés sont le produit des réponses que nous donnons à nos besoins. Ces réponses peuvent être justes, mais il y a aussi ce qu’il appelle des « pseudo-réponses », des réponses inhibitrices et des réponses destructrices, et, évidemment, toutes ont leur impact d’abord sur nous-mêmes, individuellement et collectivement, puis sur notre société*.
On peut essayer d’esquisser cet impact s’agissant du smartphone. D’abord, l’achat et l’utilisation du smartphone dessinent une économie, celle des transferts de richesse vers le modèle capitaliste, avec les effets sociaux et écologiques de leur fabrication et les conséquences politiques résultant de l’accumulation considérable entre quelques mains du pouvoir que donne l’argent. Si je regarde maintenant les contenus que l’ustensile me propose, je vois qu’il est le véhicule de modes, d’injonctions et de stimulations orientées. Il est aussi, comme on peut le voir sur les réseaux sociaux auxquels il donne accès, le diffuseur d’émotions plus ou moins saines. Il est devenu l’un des principaux réseaux de distribution des producteurs du « médiavers »**, cette bulle artificielle qui nous entoure, qui se surajoute au monde réel et parfois le travestit.
Ensuite, quand je lève les yeux de son écran et regarde autour de moi, je vois des corps proches mais des esprits éloignés les uns des autres par l’objet de leur attention. Au delà de cette observation immédiate, j'appréhende une société qui est davantage une juxtaposition d’individus qu’une communauté, où l'on a de plus en plus de mal à sortir de son quant-à-soi et où on est plus à l'aise à converser avec les ombres croisées sur le Net. Je vois aussi une population pour laquelle participer - l’un des dix besoins énoncés par Manfred Max-Neef - se réduit à des « clicks » au détriment de l’interaction réelle et du « terrain ». Je vois également que la transmission de la mémoire est retirée aux vivants pour être laissée à un système opaque: les recettes de cuisine en sont un exemple, qui ne passent plus de la grand-mère au petit-fils. Pour en revenir au thème de ce billet, je vois le pompage - et l’orientation - de notre attention, qui fait de nous des absents des lieux où nous pourrions faire des choses réellement concrètes.
Imaginons quelqu’un qui se libère d’une addiction qui lui coûte par exemple 300 euros par mois. Cela doit représenter approximativement la consommation d’un paquet de cigarettes par jour. Que va-t-il pouvoir faire avec cette somme ? Quels sont les nouveaux possibles, les nouvelles expériences, qu’il pourra faire entrer dans sa vie ? Supposons maintenant que, pendant huit jours, un mois, six mois ou une durée indéterminée, vous n’ayez plus l’accès à l’univers qui vous est proposé en ligne. Soit vous n'avez plus de smartphone, soit vous n'avez plus les accès, peu importe la cause: le résultat est du temps libéré. Voilà qui créerait un vide. Qu'en feriez-vous ?
"C'est par le vide que le plein se révèle."
* Je donne un cours mensuel à l'Association Philotechnique de Paris où je fais une adaptation de la pensée de Manfred Max-Neef à notre situation en Europe.
** Néologisme forgé par le philosophe Alexis Haupt sur les mots "univers" et "médias": univers construit par les médias. C'est une transposition de la caverne de Platon.
10:32 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Je m'achèterais une ruche...
Écrit par : Gilbert | 01/02/2024