(Version enrichie)
Selon Robert Ardrey, nous avons trois besoins psychologiques fondamentaux: de sécurité, de stimulation et d’identité. Dans mon parcours Cap Senior, qui propose de se préparer à la fin de la carrière professionnelle et au départ en retraite, j’invite les participants à examiner et surveiller ce qui, pour eux, se joue sur ces trois axes. En effet, la vie professionnelle constitue souvent l'un des principaux gisements de réponses à nos besoins psychologiques. Le désir accru de liberté, de loisir, la lassitude quand ce n’est pas la marginalisation qui surviennent en fin de carrière, peuvent nous abuser quant aux charmes réels de la retraite. L’oisiveté rêvée dissimule l’ennui possible, l’aspiration à plus de liberté le vide devant lequel celle-ci peut se retrouver, et l’on découvrira que n’être plus qu’un ancien « quelque chose » - comme les comédiens du film de Duvivier La fin du jour - constitue une identité sociale misérable.
En fait, c’est tout au long de notre vie qu’il convient de s’intéresser à la satisfaction de ces trois besoins. Il faut non seulement veiller à les satisfaire mais aussi à l’importance relative des réponses que nous leur allouons. Par exemple, j’ai vu le besoin de sécurité saborder les réponses qu’une personne aurait pu donner à son besoin de stimulation, le besoin d’identité faire prendre à une autre des vessies pour des lanternes et le surmoi pour l’idéal du moi, et le besoin de stimulation conduire une troisième à des prises de risque inconsidérées. Dans les séminaires de Cap Senior, je complète cet outil de gestion personnelle d’une réflexion sur la « psychologie positive » de Mihály Csíkszentmihályi. Ce psychologue a repéré une expérience vitale qu’il appelle le « flow », qui émane de la juste tension entre le plus haut degré de nos compétences, de notre créativité, avec ce qu’exige de nous la chose que nous avons à accomplir. Un signe du flow est qu’on donne le meilleur de soi-même sans voir le temps passer. En résumé, quand nous parvenons à multiplier les moments de flow, nous nous engageons dans une spirale ascendante, car la mobilisation de nos meilleures compétences les fera s’accroître ainsi que le terrain sur lesquelles nous pourrons les exercer. A défaut de cette adéquation, nous serons dans l’ennui ou le stress et dans la régression.
A ces considérations, j’ajouterai celles d’un essayiste américain, l’auteur de L’éloge du carburateur et de Contact : Matthew B. Crawford. A la fois biker et philosophe, Crawford revient souvent sur le rôle salvateur des sensations que nous procure un contact physique direct et actif avec le réel: ce que nous ressentons quand nous marchons sur le sol irrégulier d’une forêt ou quand notre moto s’incline dans les virages. Pour lui, le piège de l’aliénation est de laisser les technologies s’insérer entre nous et ce qui nous entoure, de perdre le contact charnel avec les reliefs et la rugosité du monde. On peut retenir que, pour Mihály Csíkszentmihályi comme pour Robert Ardrey ou Matthew Crawford, le bonheur n’est pas dans l’immobilité au sein d’une bulle qui éloigne le réel. Il est dans notre interaction directe avec ce réel. C’est par l’activité sensorielle, sensori-motrice, que nous vivons, nous sentons vivre et nous entretenons.
Il est ainsi facile de comprendre comment on peut diminuer l’être humain. Chacune à sa façon, la manipulation mentale et la torture psychologique exploitent les trois besoins énoncés par Ardrey. La manipulation mentale s’en prend à notre besoin de sécurité en nous faisant peur d’une main et en nous offrant un secours de l’autre. On peut penser ici à la stratégie du choc, le « Nous sommes en guerre! » assorti des mesures protectrices et des injections salvatrices. A notre besoin d’identité, la manipulation mentale proposera d’endosser un rôle calculé à dessein, celui par exemple d’un bon petit soldat qui a gagné le droit de persécuter les mécréants. Cette chasse, ce faisant, captera le besoin d’excitation afin d’orienter son énergie dans le sens voulu par les montreurs de marionnettes. Manipulé, l’être humain, dont la spécificité dans l’évolution des espèces est la capacité à penser, donc à s’émanciper des mécanismes matériels et instinctifs, régresse du fait de la substitution à son libre-arbitre, à son « moi pensant », de réflexes téléguidés. Nos sociétés actuelles, entre abondance de tentations et d’injonctions, avec l’omniprésence que confère à celles-ci l’Internet et l’efficacité de l’ingénierie sociale, constituent la matrice la plus puissante qui ait façonné des êtres humains au cours de l’histoire.
La diminution d’une personne par la torture psychologique recourt à un processus différent. Celui-ci, pour aller vite, fait appel à l’isolation sensorielle et relationnelle, aux irruptions imprévues et incontrôlables dans l’espace intime. Il ancre chez le sujet un sentiment d’impuissance et de dépendance, qui le conduit à se laisser aller, à s’abandonner. Si la matrice qui nous manipule et nous formate n’a rien que de banal, - il suffit de savoir observer et s’observer soi-même pour en repérer le processus - en revanche, on pourra penser que la torture psychologique n’est pratiquée que dans des lieux bien précis, dérobés évidemment à la connaissance du public. Cependant, il y a des chances que vous passiez parfois devant de tels lieux sans vous en rendre compte.
Comme je l’ai écrit plus haut, c’est tout au long de notre vie qu’il convient de s’intéresser à la satisfaction de nos besoins psychologiques et, s’il y a de ce point de vue une période de notre existence qui est particulièrement critique, c’est probablement la dernière, celle de la vieillesse. En effet, quand les forces diminuent, quand la fatigue vient vite au corps et à l’esprit, on peut être tenté de rester dans son fauteuil devant la télévision. On peut se dire que s’il n’y avait pas le jardin à entretenir, le ménage à faire, les repas à préparer, tout serait mieux. L’autre jour, dans mon dernier séminaire sur l’économie et les besoins humains, le sujet des « maisons de retraite » ou EHPAD est venu dans la discussion. Les EHPAD sont censés apporter des réponses à l’état des personnes que la vieillesse diminue et aux familles qui n’ont pas le temps, les moyens ou le désir de les prendre en charge. Bref, rassurons-nous, la société est bien organisée: pour leur bien et le soulagement de leurs proches, on a une case feutrée où ranger les vieux. Là-dessus, un livre a fait voler en éclat cette sérénité collective: Les fossoyeurs, de Victor Castanet. Depuis lors, les langues se délient et l'on découvre, horrifié, qu’un hébergement des plus coûteux peut être aussi l’un des plus inhumains et des plus déshumanisants. On découvre que, dans un tel environnement, la spirale vertueuse décrite par Csíkszentmihályi peut se dévaler dans le mauvais sens, d’autant moins dénoncée qu’elle est trompeusement associée au processus naturel du déclin. Mais, plutôt que crier haro sur certaines enseignes, je dirai que, globalement, c’est le concept même d’EHPAD qu’il convient de questionner.
Dans ce concept lui-même sont en cause trois représentations mentales qui participent d’ailleurs du même esprit. D’abord, il s’agit de la représentation que nous nous faisons de l’être humain lui-même, qui procure son fondement aux solutions proposées: l’être humain est un corps qu’il s’agirait de faire durer le plus longtemps possible. Entendez par là que, loin d’avoir une vision de l’être humain en interaction dans un environnement, on l’isole et le réduit - et on réduit les solutions que l’on élabore - aux pathologies de son vieillissement. En deuxième lieu, émanant du même esprit, il y a la vision industrielle du traitement des problèmes. Je me souviens d’une affiche dans le bureau d’un collègue; « Quand on n’a qu’un marteau, tous les problèmes ressemblent à des clous ». Notre marteau, c’est la représentation industrielle de la performance. Il y a des usines spécialisées dans la production de charcuterie, d’autres dans les conserves de légumes, et c’est ainsi que l’on atteint à l’excellence. Il y aura donc des usines à traiter les vieux: dans l’esprit de les protéger au mieux, on va donc créer un environnement spécifique et y enfermer les personnes concernées. Or, c’est cet environnement qui est le problème.
La troisième chose est la motivation qui suscite les créateurs de solutions telles que les EHPAD. La charité chrétienne a longtemps assuré un soutien aux blessés de la société et, notamment, multiplié les hospices. Rappelons que le mot charité, caritasen latin et agapé en grec, désigne à l’origine l’amour fraternel. L’Etat prit un temps le relai, mais il n’a plus aujourd’hui qu’une obsession: se désengager et renvoyer au secteur privé le soin d’imaginer des solutions aux souffrances du peuple. Restent donc les capitaux à la recherche de marchés rentables qui motivent l’essentiel des créations. D’autant plus qu’une croyance s’est largement répandue qui séduit les bonnes âmes: celle de pouvoir faire le bien tout en s’enrichissant.
Le résultat, ce sont d’abord des populations de vieillards concentrées dans un même lieu dont, au surplus, on finit par sortir rarement. A part les contacts fugaces avec les soignants et le personnel de service, à part les visites des membres de la famille dont l’expérience montre qu’elles se raréfient au fur et à mesure que les mois passent, on peut estimer que pour 99% du temps, dans un EHPAD, on est soit dans la solitude, soit entre vieux qui se renvoient une image de leur entropie. Si l’on veut voir des êtres plus jeunes, des enfants, dans la mesure où l’on en est encore capable il faut sortir. Les journées se passent dans une oisiveté fascinante qui mène rapidement à une sorte de léthargie. A elles seules, ces deux caractéristiques de la vie en EHPAD montrent à quel point la stimulation, qui est une des ressources de la vie, est réduite à presque rien. En comparaison, une journée banale dans le monde au delà des murs est d’une richesse extraordinaire. Le passage du facteur, la visite du voisin, les trois pas pour aller chercher son pain, les bavardages impromptus, le petit ménage à faire, les conversations avec le chat ou la promenade du chien, les plantes à arroser, toutes ces petites obligations et bien d’autres, plus que des fatigues sont des stimulations qui, par l’effort requis, entretiennent en nous un certain niveau de conscience et d’énergie, en un mot: d’existence. Il me revient l’histoire de cet homme encore en bonne santé que son épouse avait réussi à convaincre de vendre leur maison pour vivre en appartement. La perte de son jardin l’a plongé dans une dépression qu’il n’avait pas anticipée et dont il ne s’est jamais remis. La fenêtre sur le monde que prétend être la télévision ne remplace pas ce morceau de nature où de multiples perceptions varient avec les saisons, ce lieu d’expériences sensori-motrices où exprimer sa capacité à créer et produire, et aussi son goût du partage et peut-être même son amour. Pensez aux tomates et aux courgettes que l’ancêtre est si heureux de cultiver et d’offrir à ses enfants. Gardons-nous également de mépriser ce sentiment d’être utile qui est chevillé à notre âme au point, s’il n’est pas satisfait, d’engendrer une dévalorisation de soi dramatique.
Mais parlons aussi du sort de l’identité au sein de ces établissements. Certes, tout le personnel a appris - à l’instar des commerciaux des plateformes téléphoniques - qu’il faut appeler les gens par leur nom. Cela permet d’ « établir le contact », leur explique-t-on. Dans la mesure où il est courtois et compétent, je ne critique pas le personnel de ces établissements: que pourrait-il faire de plus ? Mais l’identité n’est présente que lorsque conversent deux personnes qui se connaissent bien. Que reste-t-il, derrière mon nom, quand tout ce qui faisait ma vie a été définitivement naufragé, que mes interlocuteurs quotidiens ne savent quasiment rien de moi et qu’il ne me reste plus que ce radeau: une chambre avec un écran de télévision, un fauteuil à roulette et un livre que l’on repose après l’avoir à peine ouvert ? Vous pouvez me dire « Bonjour Monsieur Groussin, avez-vous bien dormi cette nuit ? » que, même si vous attendez et écoutez ma réponse, ce « Monsieur Groussin » en entrant ici est devenu une coquille vide. On peut imaginer qu’auparavant, sans remonter à sa carrière professionnelle, il était plus qu’un nom: c’était quelqu’un qui faisait du vélo et pratiquait une bizarre gymnastique chinoise; qui vivait dans une maison dont la bibliothèque reflétait une vie intellectuelle bien remplie; qui essayait de cultiver un jardin et, entre autres milliers de choses qui ont été balayées, qui parlait avec ses chats et avait au bistro des rendez-vous hebdomadaires avec des copains. Quelqu’un qui pouvait perdre la mémoire mais qui, à la faveur d’une conversation, pouvait retrouver des souvenirs. Quelqu’un qui - le plus important peut-être - avait des projets. Qu’en reste-t-il ?
Et les regards ? Le regard des autres est un miroir redoutable. Redoutable parce que les projections qu’il recèle peuvent nous incliner à déchoir. Les regards que l’on pose sur ma personne dans de telles institutions, que me suggèrent-ils de moi ? Dans les années 60, Rosenthal et Jacobson ont mis en lumière ce qu’ils ont appelé « l’effet Pygmalion »: la représentation que nous nous faisons de l’autre, qu’elle soit vraie ou fausse, influence à notre insu et au sien l'évolution de celui-ci. Alors, ce que peuvent me communiquer les regards de l’institution, ce sont au mieux de dérisoires éléments d’identité. Pour le personnel de service, je me résume à un numéro de chambre, je suis cette porte 104 ou 223 qui n’aime pas le poulet, que les autres pensionnaires agacent et qui déteste BFMTV. Pour le toubib de passage, mon identité se réduit à une prise de sang, à un taux de cholestérol qui justifie la prescription de statines, et ce sera tout l’objet de notre brève conversation. Je n’aurai même pas le droit d’évoquer d’autres formes de traitement plus naturelles: le cerveau, c’est lui, je sortirais de mon rôle assigné et lui ferais perdre son temps. Pis encore seront les regards si je deviens un pensionnaire à problème - malade, irascible ou indiscipliné - qu’il faut « protéger contre lui-même ». Il ne s’agira alors plus de l’effet Pygmalion, mais de son pendant maléfique: « l’effet Golem »!
« Protéger quelqu’un contre lui-même... » Se pose ici la question fondamentale: qu’ai-je le droit de décider quant à mon propre sort ? Dans Cap Senior, l’un de mes personnages fait l’expérience du flow de Csíkszentmihályi: à la retraite depuis quelques années, il est tombé amoureux d’une maison, l’a achetée et, aux côtés des ouvriers, participe à sa restauration. Il a eu une alerte de santé, en a réchappé et est revenu sur le chantier. Finalement, une fois les travaux finis, il n’aura guère le temps d’en profiter. Sa veuve dira: « C’est elle qui l’a tué ». Et c’est l’occasion pour les participants de réfléchir à cette question qui fut posée au futur Alexandre le Grand: « Entre une vie longue et fade et une vie glorieuse mais brève, laquelle choisis-tu? ». Ramenée à nos existences moins légendaires et au sujet de cette chronique, cette question peut devenir: vivre, vivre au mieux, vaut-il la peine de risquer de vivre moins longtemps ? Mais, de nos jours, alors que paradoxalement dans certains milieux l’on prône le droit de se faire euthanasier, il semble que nous n'ayons pas celui de nous accorder un tel choix. Les familles prennent souvent le dessus sur les intéressés qui, eux-mêmes, craignant de devenir un fardeau, acceptent de s’effacer. La veuve de mon personnage, si elle l’avait pu, lui aurait probablement dénié le droit de se poser cette question. Un autre de mes personnages se risquera à dire: « Il aura été vivant jusqu’au bout ».
Sans invoquer le moindre mauvais traitements, les personnes qui ont placé un proche en institution constatent parfois que, dès lors qu'il a été retiré de son écosystème habituel, un changement s'est opéré, son déclin s’est accéléré. Je crois que ce que j’ai évoqué de nos besoins psychologiques en m’appuyant sur Crawford, Ardrey et Csíkszentmihályi, suffit à comprendre le phénomène. « Mais que pourrait-on faire d’autre ? On voit bien que vous n’avez pas eu à vous occuper d’un Alzheimer, vous ! » Il se trouve que j’en ai une idée assez précise mais surtout que notre société est la première à ma connaissance à s’être construite sur la séparation des générations et ainsi à concentrer les vieux avec les vieux. La famille pyramidale, la communauté, ont disparu au sein desquelles on gardait l’ancêtre gâteux en lui laissant malgré tout - parce que la vie était trop dure pour entretenir des inutiles - quelques tâches à sa mesure. Celles-ci lui procuraient un sentiment d’utilité et tout le monde y gagnait, du moins quant à l’essentiel. Cela allait alors de soi. Aujourd’hui, ce qui va de soi est de sous-traiter, autant que faire se peut, tout ce qui relève d’un encombrement chronophage. Ainsi, nous avons des robots pour les tâches domestiques et, pour les vieux, des institutions ad hoc. Cependant, ne nous jetons pas la pierre trop vite! C’est sous l’effet de la matrice que j’ai évoquée plus haut que les personnes et la société sont devenues ce qu’elles sont. Il serait vain d’attendre les solutions d’un retour en arrière. Indépendamment des affects que nous avons pris l’habitude de privilégier, notre environnement ne s’y prête plus: les logements de la famille mononucléaire sont exigus; dès le matin, mari, femme et enfants s’égaillent dans les espaces spécifiques organisés par la société industrielle; et le tissu de la communauté locale est trop effiloché qui pouvait assurer une entraide. Simultanément les oeuvres de la charité chrétienne manquent de moyens et, comme je le disais aussi plus haut, l’État se désintéresse des souffrances du peuple et est devenu le VRP du « privé ». Or, le privé veut de la rentabilité et, dans ce domaine, elle est difficile à trouver. Il nous reste donc à inventer l’avenir et cela est parfaitement possible pourvu que nous déjouions les pièges intellectuels des modèles économiques dominants qui ont la prétention d’être les seuls efficaces et viables.
Nous sommes dans l'obligation d’inventer l’avenir mais en même temps nous vivons au sein d’une matrice qui nous formate, et cela affaiblit nos capacités créatrices. Nous vivons à l’intérieur d’un système aujourd’hui mondialisé qui s’accroît indéfiniment des réponses qu’il donne aux besoins qu’il nous invente sans cesse. Nous en sommes doublement les prisonniers: psychologiquement et matériellement. Psychologiquement, il nous a rendu désirable jusqu’à l’addiction le mode de vie qui est le nôtre aujourd’hui, quels que soient les dégâts qui en résultent pour nous et pour la planète. Matériellement, de ce monde artificiel qu’il a créé il veut faire le fournisseur exclusif de l’espèce humaine (et même de ses animaux domestiques).
Certes, si nous voulons bien creuser un peu, nous pouvons nous rendre compte que nous sommes les créateurs de cette matrice et y reconnaître la « loi de récursion » théorisée par Edgar Morin, à savoir que dans certains cas la créature transforme son créateur. Je donne souvent comme exemple celui de la voiture. Très sommairement, la voiture a transformé notre environnement avec la multiplication des routes et autoroutes bitumées, des hypermarchés de périphérie, des parkings et des pompes à essence, et avec ses pollutions diverses. Elle nous a transformés nous-mêmes en banalisant les déplacements pour un oui ou pour un non et en nous donnant le goût d’être transportés dans un espace exclusivement privé. Elle a aussi entravé le développement du rail et suscité ou stimulé de nombreux secteurs d’activité dont nous sommes devenus dépendants, de la production d’énergie aux services de contrôle technique. L’écosystème dont la voiture a su se doter est immense et d’une diversité tentaculaire. J’aurais pu aussi donner l’exemple de l’alimentation. La carte ci-contre du développement de l’obésité aux Etats-Unis montre comment le système nous façonne physiquement en cultivant une addiction à certaines saveurs, en multipliant les points de consommation et d’approvisionnement et en enveloppant tout cela dans la promotion d’un style de vie qui se présente comme hédoniste, amusant et convivial. Derrière l’obésité endémique qui en est le résultat sur nos corps, il y a en amont tout le système de production de ses denrées, les monocultures et les élevages industriels, la chimie, les terres accaparées, les drames écologiques et sociaux.
Pour nous libérer de la dépendance matérielle, il nous faut susciter de nouveaux fournisseurs. Pour cela, nous devons d’abord mettre en oeuvre notre libération psychologique. Nous devons refuser de nous incarner dans le rôle du consommateur niais et docile auquel on nous invite en permanence. La condition humaine mérite bien davantage de nous. Dans son excellente lettre hebdomadaire, Frédéric Falisse écrivait l’autre jour à propos des défis qui nous assaillent: « La question n’est pas "Qu'est-ce que je souhaite avoir ?" mais "Qui veux-je être ? ».* A cela fait écho l’expression de mon amie Eva: « il nous faut nous réinventer ». Oui, nous devons nous réinventer, car nous ne sommes pas que le produit passif de la matrice. Nous sommes nés dotés d’une conscience, de libre-arbitre, de sensibilité et d’intelligence. Nous pouvons nous réveiller.
Nous devons aussi cultiver l’audace de l'intelligence créatrice. Alors que l’usure sévissait depuis des siècles et qu’une misère têtue s’attardait dans sa région, un petit bourgmestre de Rhénanie, Frédéric-Guillaume Raiffeisen, après avoir eu l’idée de créer un fournil communautaire eut celle des caisses de crédit mutuel. Il ne manqua pas de sceptiques pour se gausser ou de mauvais esprits pour imaginer on ne sait quelles intentions malhonnêtes, mais on connaît l’incroyable floraison de cette petite graine. Sans nul doute il en sera de même de celles que nous sèmerons une fois notre pouvoir créateur libéré de ses inhibitions. Si nous prenons conscience que nous avons enfanté cette matrice, qu'elle est notre reflet, alors nous pouvons considérer que nous sommes capables d’en créer une bien meilleure - à condition d'être nous-mêmes meilleurs.
Pour en revenir au sujet qui a initié la première partie de cette chronique, à savoir nos besoins psychologiques fondamentaux confrontés à la réponse inappropriée qu’apportent les maisons de retraite, notre capacité créatrice doit s’investir d’urgence dans ce domaine, et d'ailleurs elle n'a pas attendu le scandale des Fossoyeurs. Je ne peux faire mieux que vous recommander la page « Habitats seniors participatifs et coopératifs » que Jean-Louis Magnol alimente sans relâche sur Facebook**. Les ingrédients principaux sont déjà là, dans la compréhension de cette problématique: maintenir les personnes dans un environnement qui répond à leur besoin de stimulation et d’identité tout en satisfaisant à leur besoin de présence chaleureuse et de protection. D’un rapide coup d’oeil, on voit que les solutions associent l’ingénierie financière, la conception architecturale, le projet de vie de ses futurs habitants et, en complément, certains services marchands.
Il est fréquent qu'un progrès « disruptif » comme on se plaisait à dire naguère, résulte d’une combinaison d’innovations issues de champs différents. L'avenir est aux démarches transdisciplinaires. Il est aussi aux projets qui naitront des interactions humaines, du lien. Porus Munshi, spécialiste indien de la créativité, donne en exemple l’histoire de son compatriote, le Dr Govindappa Venkataswamy (1918- 2006), surnommé « Docteur V ». Celui-ci, souffrant d’un handicap qui lui interdisait de pratiquer sa vocation première, l’obstétrique, restait déterminé à oeuvrer dans le domaine de la santé. Il jeta son dévolu sur une maladie qui affectait beaucoup de personnes dans son pays, la cataracte, et créa des instruments qui lui donnaient la possibilité d’opérer. Ces instruments se révélèrent tellement performants que la durée de l’opération se trouva considérablement diminuée. « Docteur V » pouvait ainsi faire jusqu’à cent interventions par jour. La baisse des coûts qui en résulta permit une facturation qui variait en fonction des moyens que déclaraient les patients. Ainsi, les plus aisés pouvaient aider les plus pauvres sans en être autrement affectés. Le système étant basé sur la confiance, les déclarations de revenu n’étaient pas controlées et malgré cela les comptes s’équilibraient: en soi, c’est un fait à relever. On a donc là une triple innovation: technique, humaine et sociale. Porus Munshi en conclut que, pour libérer son potentiel créateur, il faut se donner des « objectifs impossibles ».
Alors, je risque un objectif qui peut paraître impossible: celui de remplacer le capitalisme actuel. Ne nous abusons pas: je pense que, pour réaliser certaines choses, nous aurons toujours besoin d’une accumulation suffisante de capital. Mais accumulation ne signifie pas concentration entre quelques mains privilégiées. La manière dont se fait aujourd’hui l’accumulation capitalistique conduit au fait que le 1% des humains les plus riches possède la moitié de la planète et qu’ils récoltent la plus belle part de la richesse financière produite. Il en découle que, bon gré mal gré, le pouvoir sur nos destinées appartient à ce 1% et que la matrice qui nous formate ne changera pas d’elle-même. Alors que faire ? S'adapter à l’existant en essayant d’y préserver à la marge une niche confortable, ou bien inventer - ou réinventer - des dispositifs qui concilient accumulation capitalistique et démocratie ?
Pilule rouge ou pilule bleue ?***
* https://www.questiologie.fr
** https://www.facebook.com/groups/120029441945674
*** Allusion au film Matrix: le choix entre rester dans la matrice ou en sortir.
Qu’est-ce que vivre ?
Dès mon enfance, de l’escargot jusqu’aux baleines en passant par les éléphants et les espèces disparues, le monde animal me fascinait. Quelle richesse de formes et de beautés ! Quelle diversité d’intelligences que révélait leur adaptation aux écosystèmes ! Je m’imaginais faire un jour une carrière de cinéaste animalier, parcourant caméra au poing les lieux les plus reculés du monde, en planque dans les endroits les plus insolites pour en rapporter des images et des sons. Rapporter des images et des sons ne fait pas couler le sang, ne fait pas souffrir, ne supprime pas des vies. Rapporter des images et des sons, c’est partager son amour. Ce n’est pas comme ces selfies où de minables représentants de notre espèce fanfaronnent devant le magnifique animal qu’ils ont privé de sa vie, le plus souvent sans prendre le moindre risque pour la leur, autrement dit sans même avoir le mérite du courage.
Je suis finalement resté dans le monde humain. Loin de parcourir la planète, j’ai vécu en France la plupart du temps, et, loin de la nature, ma vie professionnelle s’est écoulée dans des bureaux. En 2001, j’ai passé quelques jours aux Açores avec ma fille, un caméscope à la main, à observer les grands cétacés et les dauphins et à me rappeler mon rêve d’enfance. Au frémissement qui s’éveilla en moi tandis que je filmais, je ressentis que « cela aurait pu le faire » ! Mais la vie ressemble parfois à un flipper où, à peine lancée, la bille nous désobéit et dévie obstinément. Précisons que les forces qui agissent sur elle ne sont pas qu’extérieures. Parfois peu discernables au premier regard, elles peuvent aussi provenir de nous-même. Reste qu’est inscrit au fond de moi ce sentiment de fraternité pour les autres êtres animés qui peuplent la planète. Sur le tard, trop tard, je fus ainsi à deux doigts de poser ma candidature pour aider bénévolement une mission qui recueille des éléphants. Puis je vis que, selon les conditions d’admission, j’avais de loin passé l’âge. Mon empathie pour le monde animal a dû emprunter d’autres voies pour se satisfaire.
Plus que les films, aujourd’hui ce sont les portraits d’animaux qui me fascinent. Quel mystère derrière tous ces regards! Au fond de chacun d’eux, il y a un monde qui nous échappe, même si parfois le nôtre et le leur interfèrent. Pas toujours pour leur bien: qu’il s’agisse de nos pollutions qui les empoisonnent, des territoires que nous leur ôtons impitoyablement pour faire passer nos routes, construire nos édifices, produire nos aliments ou notre énergie, tant en nombre qu’en diversité le monde animal est en perdition. En passant, je ne saurais passer sous silence ce qui est de l’ordre de la pure maltraitance : les expériences en laboratoire, les élevages en batterie, les bêtes de trait exploitées jusqu’à l’épuisement, les violences « ordinaires ».
Cela ne signifie pas que, pour moi, sans l’espèce invasive qu’est l’homme, la nature serait idyllique. Certains épisodes des documentaires que je regardais n’avaient rien d’un gentil dessin animé de Walt Disney (encore que la mère de Bambi y meurt bien, tuée par des chasseurs). L’innocent lapin que le renard vient de saisir entre ses mâchoire, tout sanglant et encore désespérément agité; l’éléphant qui succombe sous l’assaut d’une tribu pygmée dont il assurera la nourriture pour plusieurs jours; le phoque secoué jusqu’à la mort entre les mâchoires de je ne sais plus quel monstre marin... Horresco referens!
Alors, n’est-ce pas une chance, un privilège, pour certains animaux, que d’être capturés et de se retrouver dans un zoo ? N’y sont-ils pas mieux, finalement, à l’abri des prédateurs, sans effort à faire pour trouver leur pitance, sans risque de se blesser et de mourir précocement faute de soins ? Nourris, surveillés, protégés, à l’abri de quasiment tout accident, nantis d’un vétérinaire à demeure, que pourraient-ils souhaiter de mieux ? Cette sentimentalité, que je comprends parce que je peux la ressentir si je ne prends pas soin de m’en défendre, est selon moi pernicieuse.
Ainsi des humains. Vivre vraiment ne se peut si l’on tient à évacuer toute forme de risque. C’est une utopie que l’on peut comprendre, mais qui est critiquable à plus d’un titre. D’abord, rêverions-nous de protéger nos enfants jusqu’après notre mort ? J’ai été un enfant et j’ai des enfants et je comprends ce rêve. Mais il est dans le nature que nous mourrions avant eux et que nous n’ayons aucun pouvoir de contrôle réel sur le monde qui continuera sans nous. Une telle aspiration n’est donc pas réaliste.
En outre, quel peut être le sort d’un enfant que l’on aurait surprotégé, une fois livré - sans nous - au monde ? Je ne dis pas qu’il faut élever les enfants comme des fauves qui vont entrer dans la jungle ou des gladiateurs destinés aux jeux de cirque, ce serait contribuer à ce que la société a de pire. Mais il ne faut pas en faire des oiseaux nés et élevés dans une cage dont notre mort déferait les barreaux. « Ouvrez la cage aux oiseaux » dit une chanson. Bien sûr, c’est plein de bons sentiments et le symbole nous parle. Mais un oiseau élevé en cage a perdu les moyens de son autonomie, il est incapable de vivre hors de sa prison et sans son geôlier.
Il faut aussi nous poser cette question: qu’est-ce qui fait la valeur de cette expérience qu’est la vie ? Auteur de « La psychologie du bonheur », Mihály Csíkszentmihályi a écrit: « Pour chacun, il y a des milliers de possibilités ou de défis susceptibles de favoriser le développement de soi ». Le bonheur, si l’on suit sa pensée, ne réside pas dans une existence oisive où l’on s’atrophie progressivement à l’abri d’une cage, fût-elle dorée. D’une part, c’est un constat facile à faire que, lorsque l’on refuse de sortir de sa zone de confort, celle-ci ne cesse de se rétrécir. D’autre part, le bonheur est à extraire de ce que j’appellerai notre « dialogue » avec le réel. Un dialogue qui est tout à la fois intellectuel, sensoriel, relationnel, physique, psychique et spirituel. Est-ce pour cela que, comme l’a montré Joseph Campbell, il y a un mythe qui traverse les légendes de tous les peuples, quelles que soient les mers et les montagnes qui les séparent: celui du voyage où l’accomplissement vient une fois surmontées la tendance à l’inertie et les peurs ?
Enfin, lorsque nous partirons, nous laisserons à nos enfants un monde imparfait. C’est très bien ainsi. Il est de notre devoir de faire de notre mieux mais il est aussi dans l’ordre des choses que chaque génération puisse avoir à faire sa part de l’évolution du monde - de l’évolution de l’homme au sein du monde. Il n’y a de pire prison qu’un monde parfait. Parmi nos pulsions fondamentales, comme l’ont montré entre autres, chacun dans son domaine, l’économiste Manfred Max-Neef*, l’anthropologue David Graeber** et le psychologue Mihály Csíkszentmihályi*** - et comme en témoigne toute l’histoire humaine - il y a celui d’inventer, de créer. Cela va de la pierre que l’on taille, des méthodes culturales que l’on essaye, à l’organisation d’une communauté humaine.
* Manfred Max-Neef, Prix Nobel alternatif d'économie, From the Outside Looking In: Experiences in Barefoot Economics, 1981. Pour les Franciliens, à partir de la rentrée je donne à l'Association Philotechnique un cours inspiré de ses travaux que j'adapte à notre situation: Changer de logiciel économique. Cf https://www.philotechnique.org
** David Graeber et David Wengrow, Au commencement était, une nouvelle histoire de l'humanité, Les liens qui libèrent, 2021.
*** Mihály Csíkszentmihályi, Vivre, la psychologie du bonheur, Pocket, 2006.
« Use it or loose it »
Le désir de protéger est naturel et positif, mais il peut aussi conduire à de multiples dérives. La protection est potentiellement une lame à double tranchant : d’une part, exagérée, elle peut affaiblir le protégé, physiquement, intellectuellement et moralement ; de l’autre, elle peut encourager chez le protecteur un autoritarisme qui tourne à la persécution du protégé. Les professions de « sachants » sont particulièrement exposées à ce dévoiement, comme dans le milieu médical où le délire covidien a révélé davantage de Knock que d’Hippocrate. Il semble que certains choix, dans ce domaine, nous soient refusés, car, pour l’autorité, il s’agit de rien de moins que se substituer à nous-mêmes.
Le réflexe de sur-protection ne concerne pas seulement les enfants. Je le vois à l’oeuvre à l’égard des personnes âgées et j’ai envie de reprendre une des phrases de ma précédente chronique: « Nourris, surveillés, protégés, à l’abri de quasiment tout accident, nantis d’un vétérinaire à demeure, que pourraient-ils souhaiter de mieux ? » Partant d’un bon sentiment, l’excès de protection nous prive des activités qui nous maintiennent alertes et retardent notre affaissement. Moins nous marchons par peur de tomber, plus nos jambes risqueront de nous trahir quand nous voudrons les utiliser. Moins nous monterons d’escaliers pour ne pas nous fatiguer, plus le tonus de nos muscles, de notre coeur et de nos poumons glissera vers la défaillance. Moins nous aurons d’interactions avec les autres, avec les animaux, les plantes, le vivant en général, plus nous nous éloignerons de la vie. Au bout du bout, c’est la longévité que l'on veut protéger qui s’en trouvera abrégée.
On a une fâcheuse tendance à penser qu’à un certain âge la cuisse de canard confite dans son pot de graisse est la meilleure métaphore du bonheur qui nous reste à vivre. J’ignore si l’on a fait des études sur le sujet, mais il me semble que l’on a une faible idée du nombre et de la diversité des stimulations qu’une vie quotidienne normale procure à notre corps et à notre psyché. Cette sous-estimation entraîne que la perspective de l’EHPAD ne paraît pas si problématique à tant de gens, qu’il s’agisse des personnes concernées elles-mêmes ou de leurs familles.
De toute façon, me dira-t-on, il faut bien un jour accepter de vieillir! D’évidence, cela fait partie de la sagesse que nous devons acquérir. Mais accepter de vieillir ne doit pas conduire au choix de vieillir plus vite. J’ai évoqué les jambes, mais le reste est à l’avenant: le souffle, le cerveau, le coeur, la mémoire, la sociabilité, les cinq sens: tout doit être maintenu à un certain niveau d’activité, faute de quoi nous mettons en oeuvre une accélération artificielle de notre déclin. D’autant que tout cela semble fonctionner en système et que l’état de la mémoire, peut-être, n’est pas si loin de celui des jambes. Quoi de plus globalement débilitant que le tête-à-tête permanent avec l’écran de la télévision ? Quoi de moins riche en stimuli que les quatre murs d'un milieu aseptisé ?
Le désir de protéger n’est pas nécessairement pur. Il peut exprimer, comme je viens de l’évoquer, un goût du pouvoir qui se justifiera au nom d’une cause. Il peut aussi résulter d’un besoin d’être aimé ou d’une culpabilité sournoise. L’insatiabilité étant une caractéristique du besoin d’être aimé comme de la culpabilité pathologique, le risque alors est que le protégé les perçoive et les exploite afin de continuer à vivre à l’abri de tout véritable engagement personnel. Je ne juge personne, mais il ne faut pas fermer les yeux sur ces phénomènes.
Sans partager la thèse darwinienne de l’individualisme à la Ayn Randt, qui refuse tout soutien de la société à l’individu, il convient d’admettre qu’un excès d’assistance retarde et finalement menace l’autonomie que chacun d’entre nous doit pouvoir développer tant pour son bénéfice personnel que pour l’établissement d’une relation équitable avec la société. Une capacité d’adaptation tournée vers l’évolution et non seulement vers une survie sous assistance a parfois besoin de la rude provocation du réel. Cependant, certaines populations peuvent être dans un tel état de décrochage qu'un choc n'aurait que des effets néfastes.
Parmi celles auxquelles l’administration de notre pays, aidée de quelques associations, apporte son assistance, il y a les SDF. Je me suis souvent demandé comment une personne normale peut sortir de cet état lorsqu’elle l’a vécu durant des mois et des années. Dans cette existence crépusculaire qui ne devrait être qu’un malheureux passage aussi réduit que possible, un certain nombre semble s’établir définitivement. De même pour les immigrants. A part les munir de quelques subsides, les aider dans leurs démarches administratives, que fait-on au juste pour les conduire à l’autonomie ? Pour un certain nombre, il y a un fossé me semble-t-il que la seule assistance matérielle ne peut permettre de franchir. Plutôt que compter sur une rencontre improbable entre les individus et un marché du travail qui ne les attend pas, ne faudrait-il pas imaginer pour eux des activités de transition ? Ne pourrait-on concevoir des chantiers à la faveur desquels ils acquéraient (ou ré-acquéraient) des comportements et des compétences de base, se nourriraient et découvriraient leur besoin d'être utile ? Il fut un temps lointain où la mairie de Paris envoyait des « colons » en province pour y apprendre le maraichage. Quand on disperse aujourd’hui des populations d’immigrants dans les villages, songe-t-on à leur autonomie ? Songe-t-on, par ailleurs, à développer non seulement le « vivre ensemble », qui n'est qu'une juxtaposition, mais aussi le « faire ensemble » ? Peut-on rêver - c'est un exemple - à un jardin partagé où se mêleraient les populations ?
« Use it or loose it » dit-on en anglais: « Servez-vous en ou perdez-le". Cela vaut pour les jambes mais aussi pour bien d’autres choses, la première d’entre elles étant sans doute le réflexe de l’effort. Moins nous faisons d’effort, moins d’effort nous serons capables de faire. Les domaines d'application ne manquent pas. Il est rare qu'une pente "naturelle" nous entraîne dans une bonne direction.
L'apprenance
L’apprenance: j’ai découvert ce néologisme au début des années 90, quand j’ai fait la connaissance d’Hélène Trocmé-Fabre. Elle venait alors de réaliser une série remarquable de documentaires regroupés sous le titre « J’apprends, donc je suis ». Visionner cette oeuvre fut un des moments intellectuels les plus stimulants de ma vie, d’autant que j’abordais alors un nouveau métier qu’il me fallait inventer: la formation des dirigeants. « Né pour apprendre » est comme le confluent de sept approches que détaille le film: « Né pour découvrir », « Né pour reconnaître les lois de la vie », « Né pour organiser », « Né pour créer du sens », « Né pour choisir », « Né pour innover », « Né pour échanger ».
C’est dans mes conversations d’alors avec Hélène que j’ai entendu revenir cette expression: « le vivant ». Jusque là, je parlais de la nature et il y avait « la nature et nous ». Parler du « vivant » est différent: cela fait de nous, les êtres humains, non plus une entité à part qui surplombe le reste des êtres mais une des fibres sensibles de ce phénomène qu’est la vie, un flux au sein d’un flux plus large dont il reçoit élan, inspiration et connexions. A un niveau différent, il y avait là un écho d’un des grands moments intellectuels de ma vie: ma rencontre avec la pensée de Pierre Teilhard de Chardin.
S’agissant d’apprenance, la première chose, essentielle dans l’approche d’Hélène, est que la réalité est à l’opposé de la métaphore qui fait de notre cerveau un ordinateur. Depuis Mallebranche et les Lumières, la tentation est permanente de tout ramener au modèle de la machine. Même ce que nous ignorons encore ne saurait échapper à ce paradigme mécaniste. On dénie ainsi au vivant, à la vie, à l’humain, leur part d’inconnaissable, leur mystère et leur irréductible transcendance. Les transhumanistes actuels sont les héritiers de ce courant de pensée, qui veulent augmenter l’homme non par l‘actualisation de ses ressources intérieures mais par l’adjonction à son corps d’artefacts technologiques. Point culminant de cette idéologie: l’immortalité serait atteinte grâce à la transformation de l’individu en données transférables dans la mémoire d’un ordinateur. Cette vision n’est pas d’aujourd’hui: William Gibson l’évoquait déjà dans son roman « Le Neuromancien », publié il y a quarante ans.
L’apprenance est la disposition, parfois dormante ou asphyxiée, à apprendre continûment, au fil des heures et des jours, de manière formelle ou informelle. Elle n’est pas prisonnière des salles de classe ou de conférence et elle a l’impudence de ne pas l’être des diplômes. Elle ne se limite pas aux savoirs codifiés en vue de leur transmission. Dès lors qu’elle est éveillée - et que rien ne l'entrave - elle se nourrit de tout. Elle observe et sonde la richesse du quotidien. Elle s’étonne aisément, ce qui la conduit au questionnement: au lieu de jeter ses cultures gâtées avec un haussement d’épaules, Fleming se demanda ce qu’il s’était passé et découvrit la pénicilline. L’apprenance s’intéresse tant aux phénomènes extérieurs qu’à ceux qui se produisent au sein de notre psyché: les deux sont indissociables, notre représentation du monde naissant au point où ils se rencontrent.
J’ai la chance d’être né avec un esprit curieux. J’ai eu aussi celle d’exercer des métiers qui firent de moi, modestement, une sorte d’explorateur. Et d’abord, parce que, ces métiers, étrangement, je dus les inventer. Certaines personnes font des études, obtiennent un diplôme puis exercent toute leur vie la profession correspondant à ce diplôme. C’est tout le contraire de ce que j’ai vécu. Le développement territorial, quand je m’y suis retrouvé au milieu des années 80, était encore dans l’enfance et, plus tard, ma dernière mission, la « formation des dirigeants » au sein d’un grand groupe coopératif, fut à créer de toutes pièces. Je considère que j’y ai réussi et avec bonheur.
Le « moi » de mes vingt ans n’aurait jamais imaginé celui de mes quarante, de mes soixante ou mon moi actuel. Ils sont les produits successifs de l’apprenance qui suscite des émergences inattendues.
Venu l’âge de la retraite - qui, si l’on écoute certains économistes, est celui de l’inutilité - stimuler l’apprenance est essentiel. Ce passage devrait être traité comme initiatique tant les facteurs de dérives sont nombreux. Je me souviens de Michel V., un ingénieur des Arts et Métiers, qui avait bénéficié de la convention des métiers de la sidérurgie, ce qui veut dire qu’après avoir été sous-directeur d’une usine qui employait un millier de salariés, il s'était retiré de bonne heure et fort heureux de cela. Trois mois plus tard, sa femme racontait qu’il restait assis toute la journée dans un coin du salon, près du téléphone qui ne sonnait jamais. La création d’une antenne d’EGEE (Entente des Générations pour l’Entreprise et l’Emploi) le sauva, ainsi que quelques autres. Avec d’anciens collègues, il créa une sorte de cabinet de conseil bénévole pour les candidats à la création d’entreprise.
J’ai envie de citer quelques autres exemples, pour montrer combien l’apprenance favorise les bifurcations et la diversité. Ancien conducteur de trains, Z. se jette dans l’apprentissage de l’improvisation théâtrale pendant que son épouse, qui combat Parkinson moralement et physiquement, découvre la peinture et s’y adonne avec un succès qui lui vaut maintenant d’être exposée. Il y a aussi cet ancien directeur de ressources humaines, qui devient photographe et ne cesse d’approfondir son art, passant de la couleur au noir et blanc et des tempêtes de l’océan aux monuments et aux demeures de notre passé. Et encore ce haut-fonctionnaire de l’Inspection des Finances, qui se passionne pour les médecines alternatives et se forme à la chromatothérapie. Depuis longtemps j’ai dans l‘idée qu’il y a en nous les semences de vies différentes. Les climats, les saisons et les terroirs stimuleront la germination de l’une plutôt que d’une autre. L’accroissement de longévité dont nous avons bénéficié jusqu’à présent et la possibilité de partir en retraite sans mourir de faim font que d’autres graines peuvent germer et porter des fruits quand les générations précédentes n’avaient souvent que le temps et l’énergie d’en cultiver une.
La faculté d’apprendre est une de nos facultés les plus précieuses, sinon la plus précieuse. C’est, bien sûr, celle qui nous permet de progresser dans nos connaissances et nos talents. C’est aussi celle qui nous aide à ralentir notre vieillissement. En effet, nous pouvons nous efforcer de prolonger l’existant: la force de nos muscles, notre vivacité intellectuelle, notre mémoire, mais créer de nouvelles habiletés physiques ou intellectuelles est néguentropique. Alors que l’écoulement des jours et le vieillissement auraient tendance à nous livrer de plus en plus largement à la routine des pensées et des gestes et ainsi à nous pousser vers l’état de machine, l’apprenance refait de nous des vivants dans un monde vivant. Elle nous ouvre au nouveau et ce faisant nous invite à nous réinventer sans cesse. La compréhension rénovée des choses et l’intégration de nouveaux talents refoulent la momification. Elles peuvent nous emmener très loin, au point que nous pouvons un jour nous dire: « Je ne savais pas qu’il y avait ce moi en moi. »
Alors, j’en reviens à la surprotection que j’ai évoquée précédemment et, quand je pense à toutes ces personnes cloitrées dans la fadeur désinfectée des « maisons de retraite », à l’abri de tout et surtout de la vie, je me demande s’il convient de se priver de tant de choses au motif de faire peut-être durer son existence un peu plus longtemps.
Je voudrais non pas conclure mais terminer cette chronique sur une dimension qui m’est chère et qui est d’ailleurs souvent présente dans les vies renouvelées que j’ai évoquées. Si, du point de vue de l’économie classique, nous autres retraités sommes des inutiles, il n’en reste pas moins que beaucoup de choses que nous choisissons d’entreprendre peuvent rejaillir en bienfaits autour de nous. Je pourrais, pour l’illustrer, reprendre chacun des exemples que j’ai évoqués, mais celui qui me vient à l’esprit est ce petit monsieur qui, dans la rue d’à côté, sur le mince bout de jardin qu’il a en façade, entretient tout au long de l’année une symphonie de formes et de couleurs. C'est un bienfaiteur public: rien qu’à passer devant chez lui, on se sent tout réjoui.