Je vois, autour de moi et dans les médias, que nombreux sont ceux et celles qui ont envie de changer de vie. Les années que nous venons de vivre et ce qui nous est annoncé de nouvelles épreuves dans les mois et les années à venir remettent en question nos systèmes de valeur, nos représentation de la réussite et les fondements de nos modes de vie actuel. Pour beaucoup d'entre nous, il apparaît nécessaire de trouver d'autres réponses à leurs besoins, notamment de sécurité, de stimulation et d'identité. Il se trouve que j'ai vécu à titre personnel une expérience semblable et, comme le savent les lecteurs de ce blog, que j'en ai tiré un parcours que je pourrais qualifier "d'aide à la bifurcation". J'y reviens en le reliant à ce que j'ai vécu.
Dans ma prime jeunesse, pendant plusieurs années, je me suis entêté dans une vie éprouvante parce qu’elle me semblait être la seule que je pusse vivre. J’étais prisonnier d’au moins deux croyances: je devais à mon père précocement disparu de poursuivre l’activité qu’il avait créée, je me pensais incapable d’avoir des talents pour autre chose. Le résultat, peu à peu, devint économiquement catastrophique, car cette activité ne répondait pas à mes besoins profonds et, si j’y excellais dans certains domaines, ce n’étaient pas ceux qui m’auraient convenablement rémunéré. Je fus bientôt pris en étau entre des problèmes financiers récurrents et le sentiment d’être un héritier indigne qui devait s’acharner pour mieux faire. Heureusement, j’étais bien entouré, je pouvais trouver du réconfort et, aussi, de temps en temps on me renvoyait une image de moi plus positive que celle que je m’attribuais. Cela dit, au fur et à mesure que le temps passait, je m’enlisais de plus en plus profondément. Chaque matin, je me réveillais avec l’angoisse de ce qui surviendrait au cours de la journée et je sursautais à la sonnerie du téléphone. Je dois reconnaître que j’ai fait preuve d’une résilience digne de Sisyphe. Chaque jour, je remontais mon rocher du bas de la pente où il ne cessait de rouler.
Alertes
Mais, un jour, mon corps m’envoya un premier signal de détresse. J’eus une alerte, violente, en revenant un soir du cinéma. Mon épouse et moi venions d’aller voir « Le juge et l’assassin », un film de Bertrand Tavernier qui nous avait bousculés tant par le drame des jeunes gens assassinés que par celui de Bouvier, l’auteur des crimes, lui-même victime que l’on finit par plaindre et que piège un juge ambitieux et cynique. De retour à la maison, je fus cloué par une douleur subite qui me broyait le ventre. Le docteur diagnostiqua une crise de colite. J’imaginai déjà un cancer, mais la radio ne montra qu’un intestin « en pile d’assiettes »: le stress sans cesse accumulé avait fini par somatiser. Cet épisode ne suffit cependant pas à me donner l’impulsion salvatrice. Quelques années plus tard, je me trouvai une grosseur au cou, sous la peau. La radio montra une tumeur sur la thyroïde. Là, j’eus vraiment peur. Je ne m’étendrai pas sur la guérison qui fut surprenante. Mais, ce coup-là, je fis le lien avec la vie que je me contraignais à subir et je compris que, quels que fussent ma vergogne et mon manque de confiance en moi, je devais tenter autre chose sinon j'allais aux devant du pire. En quelques sorte, cet avertissement me sembla être l’ultime auquel j’aurais droit. J’avais atteint une sorte de masse critique. De stress, de frustrations, de honte, de mal-être, une masse au delà de laquelle mon corps capitulerait. Je vis la mort au bout de cette route que je m’entêtais à suivre. C’est la peur de l’irrémédiable qui me fit bifurquer.
Vous êtes nombreux, et particulièrement en ce moment, à serrer les dents, partagés entre l’envie de bifurquer et la peur de le faire. Certains soulagent cette tension en fumant, en buvant, en s’oubliant dans des divertissements. Mais, chaque matin, ils retrouvent le même paysage de cendres, d’angoisses et de tristesse. Et les années passent, et si l’on a la chance de ne pas en mourir, on vieillit, et la résignation s’installe au fur et à mesure qu’à cause de nos renoncements successifs s’étiole le peu de confiance que l’on avait en soi. Je l’ai vécu, je viens de le conter, mais j’ai aussi croisé, trop souvent, des destins ainsi détournés. J'ai même assisté à des suicides à petit feu. Je me suis souvent demandé si j'aurais pu bifurquer plus tôt. Cette question m’a conduit bien des années plus tard à imaginer le parcours de développement existentiel que j’ai baptisé « Cap au Large ». Ce nom parle de lui-même: il s’agit de larguer les amarres pour s’éloigner d’une terre inhospitalière ou malsaine pour aller vivre sa vie ailleurs. Au long des années qui ont suivi mon rétablissement - dans tous les sens de ce terme - je n’ai cessé de scruter le système qui m’avait aliéné, d’inventorier les pièces de son mécanisme, leur façon d’interagir ensemble. J’ai fait le même travail avec ce qui m’avait aidé: en effet, si la peur avait été salvatrice, ç’avait été en tant que gâchette qui libère des ressources. Je ne puis affirmer que j’aurais pu bifurquer plus tôt: j’étais ce que j’étais dans un environnement qui était ce qu’il était. C’est ce que j’appelle « le système »: des interactions non seulement à l’intérieur de nous-même mais aussi entre notre intériorité et le monde au dehors - un monde que nos croyances - pour faire court - réduisent à être l’un des acteurs de la pièce que nous avons écrite. Je vais oser le mot: dans les situations que j’évoque, entre votre intériorité et l’extériorité dans laquelle vous vivez, il y a comme un rapport incestueux.
« Vous êtes ce que vous êtes dans un environnement qui est ce qu’il est. » J’ajouterai: l’un dépendant de l’autre et réciproquement. Devant ce constat d’un système qui semble parfaitement clos sur lui-même et défendu contre toute tentative d’intrusion, on pourrait baisser les bras. Justement non. J'ai été tiré de mon envoutement par la peur subite de la mort. Il faut éviter d'aller aussi loin: j'ai eu de la chance mais j'aurais pu ne pas m'en remettre. Heureusement, il y a d'autres leviers que la peur, l'un d'entre eux étant qu'une intervention extérieure aide à réécrire la pièce qui nous enferme et cela est possible en intervenant à différents niveaux tant intérieurs qu'extérieurs. Quand je me suis demandé comment aider ceux qui se trouvaient ainsi piégés, je ne me suis pas contenté de mes observations et de mes analyses personnelles. J’ai inventorié le plus largement possible les ressources que nous proposent différentes approches qui ont fait leurs preuves. Je citerai par exemple les besoins psychologiques fondamentaux de Robert Ardrey, la « psychologie positive » de Mihaly Csikszentmihalyi, les Approches narratives de Michael White, les besoins humains fondamentaux de Manfred Max-Neef et même l’Océan Bleu de W. Chan Kim et Renée Mauborgne qui, pourtant, semble ne traiter que de stratégie d’entreprise. En ce qui concerne l’animation des groupes, qui présente une difficulté singulière car il s’agit d’émanciper, non de substituer une croyance à une autre ou un maître à un autre, ma gratitude va à Jean Joseph Jacotot (1770-1840), le théoricien du « maître ignorant », et à son émule moderne, André Coënraëts.
La personne n’est pas le problème
Les Approches narratives disent qu’il faut impérativement distinguer deux choses: la personne et le problème. « La personne est la personne, le problème est le problème, la personne n’est pas le problème ». C’est sur ce principe, qui est au coeur de « Cap au Large », que je souhaite vous laisser aujourd’hui. Si vous vivez une situation telle que celles évoquées plus haut et avez envie d’en savoir davantage sur ce parcours, autorisez-vous à m’écrire : thygr@wanadoo.fr . Soyez rassuré: je ne fais pas de harcèlement commercial !
Commentaires
Merci pour cet article Thierry; comme Socrate tu n'as d'autre ambition que de toucher un nombre infime de ceux à qui tu transmets tes messages. J'en suis un depuis des années, et je compte bien profiter de ton expérience et de tes sagesses dans les mois et années qui viennent :-)
Merci Pierre, mais tu exagères mes mérites.
Tout est parti d'une immense déception: quand j'ai découvert, dès mon premier jour de classe, à l'automne 54, qu'il s'agissait davantage de se conformer que de comprendre.
PS: Il se trouve que le contrat que passent entre eux ceux qui intègrent mes séminaires utilise l'acronyme de Socrate!