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L’inachèvement de la vie

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Ayant entamé la rédaction de l’Histoire de l’Eglise du Christ, l’historien et romancier Daniel-Rops (1901-1965) avait déclaré: « C’est l’oeuvre de ma vie. Quand je l’aurai achevée, je pourrai mourir. » Et il l’acheva et mourut. Bien qu’il ne fût pas si âgé que cela lors de son décès - soixante-quatre ans - on peut penser que c’est une belle mort, semblable à celle de Moïse qui, s’il n’y entra pas, conduisit cependant son peuple jusqu’au seuil de la terre promise. 

La question que je me pose: est-il possible de partir sans un sentiment d’inachèvement ? Nous sommes, me semble-t-il, des êtres de projet, c’est-à-dire que nous vivons sur ce que nous allons faire, avons envie de faire. Ainsi que le dit l'empereur Auguste dans Cinna, la pièce de Corneille, "notre esprit, jusqu’au dernier soupir /Toujours vers quelque objet pousse quelque désir". Mais nous vivons aussi avec plus ou moins de poussière sous le tapis: tout ce que nous pensions faire et n’avons pas fait. Jusqu’à un certain âge, on peut se raconter qu’on parviendra à rattraper le temps perdu: notre avenir semble infini. Mais c’est le temps qui nous rattrape et bientôt l’horizon ne recule plus. Alors, pour certains d’entre nous (dont je suis) surgit cette question: que serait-il important que je réalise afin de ne pas partir avec l’impression de... L’impression de quoi au juste ? D’avoir mal profité de la vie ? De n’avoir pas donné ce que j’aurais pu donner ? De n’être pas allé au bout de mes capacités, de mes rêves, de mes responsabilités ? Suis-je une graine qui n’a pas porté les fruits qu’elle aurait pu porter ?

J’ai rêvé quelque temps de sauver un cheval de l’abattoir et je ne l’ai pas fait. Pourquoi ? Trop compliqué. C’est mon ami Bernard qui m’a un jour raconté que, travaillant près d’un abattoir, il avait vu arriver un chargement de chevaux. Il les a vus tirés hors du camion. Ces malheureux animaux sentaient toute l’horreur du lieu d'abattage où on les menait et Bernard a été subitement submergé d’empathie pour eux. Une empathie si douloureuse qu’il demanda à quitter les lieux. Bernard aime les chevaux. Il les monte depuis qu’il est jeune, comme cela arrive dans les plaines du Nord sans que l’on soit nécessairement fortuné. Il me raconta qu’on envoie à l’abattoir les trotteurs qui, à l’entraînement, ne font pas le temps. Si l’on s’y prend assez tôt, on peut en racheter un pour le prix de la viande, moins d’un millier d’euros. J'ignorais tout cela. Son récit m’alla droit au coeur, comme une flèche. Pourquoi ne pas en sauver un ? Mais voilà: je n’ai pas le terrain, il faut un hectare, donc trouver quelqu’un qui veuille accueillir un cheval. Il faut que sur ce terrain il y ait un abri, et  aussi un ami - un âne par exemple - pour ne pas que l’animal s’ennuie et dépérisse. Il faut aussi une présence humaine quotidienne qui s’assure que tout va bien. Puis, il faut financer la nourriture, le vétérinaire... Je n’en ai pas les moyens, mais mon imagination s’emballe: on peut trouver un propriétaire terrien qui veuille bien l’héberger, on peut se mettre à plusieurs pour le parrainer et partager les charges, on peut... on peut... Finalement, trouver et assembler les pièces de ce puzzle, c’est bien compliqué. Puis, qu’est-ce qu’un cheval de plus ou de moins par rapport au nombre des bêtes qui passent chaque jour à l’abattoir ? De semblables histoires, de velléités, de capitulation, j’en ai quelques-unes dans ma vie dont je ne suis pas fier. Certes, la sagesse est de ne pas les exploiter pour se faire souffrir stérilement. Je l’ai souvent dit à d’autres: tu agis ou tu te tais. 

Dans certains projets, comme ceux qui nécessitent ce que j’appelle une bifurcation de vie, la dimension temporelle est cruciale. Certes, le jour de son exécution, Socrate est arrivé en prenant sa dernière leçon de lyre. « A quoi te sert, Socrate, d’apprendre à jouer de la lyre puisque tu vas mourir ? » Et Socrate de répondre: « A jouer de la lyre avant de mourir. » Je suppose cependant que la plupart des gens qui caressent un projet de vie s’imaginent entrer dans une nouvelle aventure un peu plus longue que les quelques heures laissées ce jour-là à Socrate avant qu'on lui administrât sa tisane. Cela signifie que, si vous avez des aspirations, temporiser menacera de plus en plus leur concrétisation. On ne change pas de vie comme on change de voiture. En outre, certains processus ont besoin de temps. Vouloir les accélérer parce qu’on a tardé à larguer les amarres peut les compromettre. Combien d'accidents de la route pour avoir voulu rattraper un retard ?

Mais alors, pourquoi ne se décide-t-on pas plus facilement ? Evidemment, en tentant de répondre à cette question, on ne sera pas étonné de dénicher la peur. C'est une émotion naturelle, salutaire même, à condition qu'elle ne devienne pas paralysante. La peur peut se déguiser en prudence, inhiber nos processus créatifs et notre pulsion de vie. Mais il y a d'autres phénomènes à observer - auxquels d'ailleurs elle peut se trouver aussi mêlée. 

Assez fréquemment - j’y reviendrai dans une prochaine chronique - l’on a une envie de changement mais sans arriver à se représenter une destination. Il est également courant qu'entre tout ce qui cherche à capturer notre attention - qui s'est multiplié avec les écrans - et les contraintes  qui nous cernent, on n'accorde pas assez de temps à une réflexion soutenue. Très souvent aussi, on considère n’avoir pas encore assez d’information pour se lancer. Ce peut être vrai, mais ce peut être aussi une manoeuvre dilatoire. Dans « La gestion de soi »*, les auteurs expliquent que nous avons quatre processus à combiner: connaître le territoire, se mettre en relation avec ses acteurs,  prendre des décisions, passer à l’action. Chacun d'eux peut donner lieu à une dérive qui nous éloigne de la réalité : décider pour décider, agir pour agir, faire du réseau pour faire du réseau, et amasser sans fin de l’information. Or l’information ne fait pas la décision: vous êtes sur le plongeoir, vous savez tout ce qu’il y a à savoir de l’eau qui vous attend, sa distance, sa profondeur, sa température - mais le saut vient d’ailleurs, c’est une impulsion intérieure**. 

J’ajouterai que, dans notre milieu ordinaire nous ne trouvons pas nécessairement les ressources psychiques dont nous avons besoin pour porter à sa maturation une bifurcation de vie. Notre milieu, en général, a tendance à vouloir nous retenir. Ceux qui en font partie peuvent désirer nous protéger de ce qui leur fait peur, ou bien voir d’un mauvais oeil que vous leur échappiez, ne serait-ce que parce qu’ils craignent le changement qui risque d'affecter votre personne. Ils peuvent aussi être jaloux par anticipation de ce qu’ils vous imaginent prés de vivre, qu'ils ne connaîtront jamais. Ils peuvent vous saboter, par exemple en vous renvoyant une image de vous-même ou de votre projet qui vous décourage d'entreprendre. Pour l’anecdote, je me souviens de mon premier grand voyage. Nous étions cinq autour de la vingtaine et avions décidé de partir en voiture en Grèce avec l'ambition de faire le tour du pays et de visiter ses vestiges en campant dans la nature. Que n’avons-nous pas entendu ! Les routes n’étaient pas goudronnées - à l’époque c’était vrai - et le moins grave serait que nous y laissions l’une des deux voitures. Le pays était malsain - je crois que le vaccin anticholérique était alors obligatoire - et nous y tomberions fatalement malades. Nous avons tenu bon. Heureusement, nous avions eu la ruse de ne pas annoncer trop tôt notre projet. Il ne nous est arrivé rien de pire qu’une crevaison et c’est un des plus beaux souvenirs de ma vie. Grâce à ce premier voyage, nous eûmes l'élan d'en entreprendre ensuite de plus lointains: au Mexique, au Pérou. Il ne s’agissait que d’un mois, une parenthèse dans une existence. Imaginez maintenant qu'il s'agisse d’un projet qui engage vos années à venir ? Si, à vos freins intérieurs, s’ajoutent les freins de votre milieu vos hésitations seront compréhensibles. Cependant, laisserez-vous le dernier mot au temps qui s'écoule ?*** 

La finitude de notre vie doit être acceptée et partir en paix, comme Socrate, suppose de l’avoir acceptée. La sagesse est de lâcher prise dans la sérénité afin de ne pas nous exposer à revenir hanter stérilement les lieux de notre inachèvement. Pour autant, avant d’en arriver là, tirons le meilleur parti de notre existence. J’ai lu le livre d’une infirmière en soins palliatifs qui parlait des confidences qu'elle recueillait des mourants. Le regret qu'elle entendait le plus fréquemment s'exprimait ainsi: 

« J'aurais aimé avoir eu le courage de vivre la vie que je voulais vraiment. »

 

* La gestion de soi dans les organisations, Martin de Waele, Jean Morval et Robert Sheitoyan, Editions d'Organisation. 

** Sur ce sujet, je ne peux que recommander la lecture du livre du neurophysiologiste Alain Berthoz: La décision

*** Organiser une "couveuse sociale"  est important et fait partie des sujets que nous explorons au sein du parcours Cap au Large.

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