Pour la suite de mon propos, je vais changer de métaphore et prendre celle de la semence. Nous arrivons tous dans le monde comme une graine dotée de caractéristiques spécifiques, qui se trouve projetée dans un écosystème singulier où elle s’efforcera de germer et de se développer. A cette fin, ce dont elle est composée va donc réagir à ce dont est composé cet environnement dans lequel elle choit. Ce qu’elle deviendra sera comme le produit d’un dialogue plus ou moins fécond entre son génotype et les stimuli, les ressources et les carences auxquels elle se frottera. S’agissant d’un végétal, germer, s’adapter, se développer est déjà un processus complexe si, dépassant la poésie, on veut l’observer du point de vue des interactions physico-chimiques. S’agissant d’un être humain, ce l’est encore bien davantage car il n’est pas seulement question d’un développement physique mais aussi psychique. Ce dernier, apportant son lot spécifique de besoins et de ressorts, procure de multiples manières de s’insérer dans la complexité de la société humaine. Il confère la capacité de se réinventer consciemment.
Nous naissons donc avec de multiples potentialités dont la fertilisation, le développement, l’orientation ou l’inhibition dépendent des climats, des événements, des rencontres, des activités et des égrégores qui formeront notre écosystème. Au sein de celui-ci, ce qui nous compose tisse des liens privilégiés avec tels ou tels éléments. Chaque variété de plante a des besoins spécifiques et puise dans le sol tel élément et non tel autre afin de se produire. Ce processus, cependant, s’agissant de l’humain, n’est pas seulement mécanique, il reçoit l’influence de cette part mystérieuse d’énergie personnelle que nous appelons liberté. A l’âge de neuf ans, le futur compositeur Samuel Barber (1910-1981) écrivait ainsi à sa mère afin qu’on lui laissât vivre sa préférence pour la musique au détriment du ballon rond. Exercer un choix est une marque de la liberté. Cependant, cette liberté s’incarne-t-elle systématiquement ? Ma conviction est qu’elle peut n’être qu’une illusion. Ma liberté s’incarne-t-elle vraiment quand, par exemple, je suis sous influence et ne m’en défends pas ? S’incarne-t-elle quand je suis entraîné par des phénomènes collectifs comme le conformisme ou encore l’enthousiasme d’une foule ? Quand je suis submergé d’émotions telles que la peur ou la colère, ou la cible de ces manipulations de l’opinion dont les spin doctors ont maintenant le secret ? On me répondra que, dans tous les cas, que je renonce ou non à ma fonction critique, il s’agit bien d’un acte de décision. Renoncer à être libre peut être considéré en effet comme l’expression de ma liberté. Y aurait-il donc quelque chose au dessus de la liberté, dont elle dépend ?
Saint Paul a écrit: « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas ». L’apôtre n’évoque pas des maladresses mais une division intérieure. Je ne prendrai qu’un aspect singulier de son constat: à voir le cours de certaines vies, on peut se demander s’il n’y a pas, parmi les potentialités que j’évoquais, celle de s’auto-détruire qui, de même que les autres, n’attendrait que les climats et les rencontres favorables pour s’actualiser. Je ne parle pas ici des existences marquées par la malchance, encore que l’on pourrait se poser des questions sur leurs mécanismes sous-jacents. Je parle de la véritable autodestruction, celle qui procède de l’intérieur de l’être: celle qui a besoin de la complicité de notre liberté. J’ai connu un homme qui, opéré d’un cancer du poumon qu’expliquait amplement sa tabagie, continuait de griller cigarette sur cigarette après le traitement qui lui avait sauvé la vie, et cela s’accompagnait d’une consommation d’alcool largement excessive. Son cancer s’est rallumé et il en est mort. Quand on fouillait un peu son histoire, on découvrait une amertume professionnelle qui avait elle-même pris les dimensions d’un cancer invasif. Il avait accepté une mutation dans une région que son épouse n’aimait pas. Il l’avait fait et elle l’avait accepté sur l’espoir d’une promotion qui ne vint pas et ils s’entretenaient ainsi tous les deux dans le dépit et l’amertume. Le rôle de victime est un piège redoutable. Endossé un jour sous le poids de certaines circonstances, il est difficile à abandonner car il donne corps à une combinaison fatale : celle du sentiment d’indignité que vient renforcer le sentiment d’impuissance, qui deviennent tous deux une composante de l’identité. « - Qui êtes-vous ? - Je suis celui qu’Untel a trahi ». Cela devient un jour "La vie m'a trahi" alors que c'est la vie qui a été trahie.
L’auto-destruction est un cas extrême. Mais, même si c’est sans en mourir, perdre sa vie n’en est pas moins regrettable. Si les scénarios sont multiples, dans tous les cas il y a, à un moment, un assentiment de notre part à rester sur une voie erronée et, d’une certaine manière, à cultiver une identité faussée. Les raisons de ce choix peuvent être nombreuses et en partie légitimes, mais, en même temps, elles doivent rester révisables. Par exemple, vous découvrez que le métier pour lequel vous avez entamé des études ne vous plaît pas. Le dire à vos parents, à tous ceux à qui vous avez annoncé cette orientation revient, dans votre esprit, à une sorte de trahison et risque de vous ridiculiser. J’ai l’exemple d’un jeune homme qui, pour diverses raisons, probablement sentimentales, avait choisi l’option psychologie après le bac. Celui-ci obtenu, la cause de ce choix ayant peut-être disparu entre temps, ce fut comme si la terre s’ouvrait devant ses pieds. A notre époque, il vaut mieux parfois faire son coming out qu’avouer ce genre d’erreur. Heureusement, il a osé la dire quand il en était encore temps. L’université ayant voulu le lui faire payer - nos institutions aussi ont leurs mesquineries - il est allé faire ses études supérieures ailleurs et il est devenu un expert en commerce et communication électroniques - déjà, à l’époque, sa vraie passion. Il aurait pu s’enfermer dans son choix malheureux de peur d’être jugé et humilié, d’avoir à argumenter, peut-être de se fâcher avec sa famille. Au contraire, il a pris le risque de dire: « Je me suis trompé, je ne veux plus de cela ».
Rompre une orientation en apparence solide peut se produire plus tard. Par exemple lorsque l’organisation qui nous emploie est reprise par d’autres mains, qu’elle change d’esprit, de priorités, de management. Ce que vous aviez aimé dans votre fonction, qui donnait du sens à votre investissement quotidien - la qualité de l’attention aux personnes, par exemple - est remplacé par une politique sèchement comptable. L’envie d’une rupture peut aussi provenir de la découverte subite en nous d’une potentialité dont jusque là nous avions peu ou prou ignoré l’existence. Un nouveau passe-temps peut ainsi produire l’effet papillon, devenir une vocation, un métier. Un évènement extérieur peut nous déstabiliser et nous faire apparaître d’autres façons d’être socialement utiles, comme ces spécialistes des algorithmes financiers qui, après la crise des subprimes, ayant mesuré la vanité de leur travail, ont décidé d’apprendre la permaculture. Quelquefois, aussi, il peut s’agir d’un lieu découvert à l’improviste et pour lequel, comme lors d’un coup de foudre, nous sommes prêts à tout quitter. On me dira que, face aux difficultés, il faut savoir serrer les dents et que ces « découvertes », ces « mutations », peuvent être illusoires, qu’un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, etc. Que répondre ? De toute façon, la vie est une exploration des incertitudes. Ce que l’on appelle le « bon tiens » peut s’évanouir demain. En revanche, se contrefaire, mourir lentement d’ennui, ne pas tenter d’exprimer un talent, une passion, de vivre une aventure, n’est-ce pas faire à coup sûr de son existence un feuilleton sans intérêt que, plus le temps passe, moins on aura l’opportunité de réécrire ? Il est vrai que nous nous sommes souvent forgés des chaînes et que les habitudes les plus étouffantes ne sont pas toujours les nôtres mais celles que nous avons données à ceux qui nous entourent.
(à suivre)
Commentaires
Heureusement que rien n'est figé, qu'il est toujours possible de nuancer, contourner, différer, supprimer etc....
Enfin ! J'espère !
L'année 1968 est un bon exemple, me semble-t-il pour comprendre. A cette époque les mœurs de la société étaient régulés par la morale ... religieuse en particulier. Le mouvement hippie a balayé de nombreux tabous, sexuels en particulier, et a fait comprendre qu'on pouvait vivre d'une autre manière, d'une manière beaucoup plus « libérée ». On a même entendu « Con Bandit », Dany le rouge, louer la sexualité avec les enfants !! Epi phénomène dira-t-on puisque l'ensemble de la société les hommes et les femmes étaient beaucoup plus soucieux de leurs plaisirs personnels à avoir moins de contraintes. Parfait pourrait-on penser ! Sans doute ! Puisqu'il fallait bien aller vers « le progrès ». Cinquante ans plus tard, le nécessaire du départ a été dévié et est devenu gangrène: la pedo criminalité, la pédophilie et maintenant le wokisme mettent à mal l'espèce humaine. Il faut « bifurquer » nos modes de penser...
La vigilance, la précaution sont des principes fondamentaux universels. Seules, les situations évoluent et nécessitent une surveillance de tous les instants. Défi essentiel.