Il y a des années, j’ai fait l’expérience de passer quelques heures en mer à bord d’une goélette. La navigation à la voile me faisait rêver déjà depuis longtemps, mais cette brève croisière fut un coup de foudre. J’ai alors caressé le projet d’apprendre la voile. J’avais amplement donné au « road movie » et, pour changer de l’asphalte, je m’imaginais facilement en vagabond du cabotage, allant de petits ports en petits ports. Un objectif somme toute modeste. J’ai acheté « La voile pour les nuls ». J’ai continué de caresser le projet. Vingt ou trente ans plus tard, je ne suis toujours pas allé plus loin que cela.
Je peux évidemment me justifier en invoquant « les circonstances » - ces suspectes habituelles que tout le monde désigne facilement du doigt. Mais, pour dire la vérité, si je ne suis pas allé plus loin, c’est à cause de l’inhibition que réveille en moi l’idée de me retrouver en situation d’écolier face à un maître. Les circonstances et les inhibitions nouent facilement des complicités - quand ce ne sont pas celles-ci qui manipulent celles-là ! Ce n’est pas que j’aie été un élève particulièrement « en difficulté » comme on dit aujourd’hui. C’est encore moins que je n’aime pas apprendre. Tout au contraire. Mais cette relation par nature dissymétrique entre le sachant et l’ignorant peut, dans certaines conditions, blesser une hypersensibilité que j’ai en moi et dont les cicatrices se ravivent aisément.
Je connais des personnes tout-à-fait normales qui ont été découragées de passer le permis de conduire par le comportement d’un moniteur. « Payer pour être humilié, j’arrête! » me dit une fois l’une d’entre elles. Face à quelqu’un d’un peu malhabile à acquérir ce qu’ils enseignent et qui requièrent de leur part plus d’efforts, certains formateurs ressentent un mépris qu’ils ne peuvent dissimuler, qui s’exprime par de l’agacement, de la condescendance, voire des moqueries. En ce qui me concerne, mes mauvais souvenirs sont ceux d’un maître-nageur puis, plus tard, d’un moniteur d’aviation. J’ai finalement appris plus ou moins à nager, mais je n’ai jamais passé l’examen de pilote.
Ces inhibitions que nous pouvons tous avoir, sous diverses formes, face à certaines situations, appauvrissent notre existence. Elles nous privent des expériences et de plaisirs auxquels nous aspirons et, surtout, de découvertes susceptibles d’ouvrir dans notre vie des perspectives que nous n’aurions pas imaginées. Mais que faire ? Comment nous en libérer ?
En attendant que nous y parvenions un jour - peut-être -, le temps passe. En ce qui me concerne, bien que j’habite une ville côtière depuis cinq ans, j’ai tant procrastiné que surgit maintenant une excellente raison de renoncer: « A mon âge, c’est trop tard! » Et, là, mon vieil ami Socrate, ce Socrate que ses contemporains surnommaient « la torpille », vient me chercher querelle. Le matin du jour où, condamné à mort par les jurés d’Athènes, il va bientôt absorber la ciguë, ses amis s’étonnent de le voir prendre une dernière leçon de lyre. « A quoi te sert, Socrate, d’apprendre à jouer de la lyre alors que dans un moment tu seras mort ? » Et le septuagénaire de répondre: « A jouer un peu mieux de la lyre avant de mourir ».
« Avant de mourir ».
Certes, je n’ai pas la perspective de devoir avaler la ciguë. J’ai cependant passé l’âge où l’horizon nous fait la grâce de reculer au fur et à mesure que nous avançons vers lui. Bref, je me pose davantage la question de ce que je ne devrais pas rater. Une infirmière avait été frappée par la récurrence de certains regrets chez les patients en soins palliatifs. Selon le livre qu’elle a écrit, voici les plus fréquemment exprimés:
1 - « J'aurais aimé avoir eu le courage de vivre la vie que je voulais vraiment. »
2 - « J'aurais dû travailler moins. »
3 - « J'aurais aimé avoir le courage d'exprimer mes sentiments. »
4 - « J'aurais aimé garder le contact avec mes amis. »
5 - « J'aurais aimé m'accorder un peu plus de bonheur. »
« J'aurais aimé avoir eu le courage de vivre la vie que je voulais vraiment. »
Il convient, bien sûr, de faire la part d’un effet de perspective. Aux dernières heures de l’existence, quand tout est écrit ou presque, on peut conserver des frustrations dans son coeur: cela ne signifie pas pour autant que l’on ait réellement raté sa vie. Cette nuance apportée, reste que tirer un meilleur parti de notre existence est toujours possible. Sous réserve que l’on parvienne à trouver les ressources qui nous aideront à surmonter nos obstacles intérieurs.
Ma conviction est qu’une partie non négligeable de ces ressources se trouve dans les interactions que nous cultivons avec nos semblables. En simplifiant à l’extrême, chacun d’entre nous est fait, entre autres formes d’énergie, de désirs et de pesanteurs. Comme nous sommes des animaux sociaux, selon les milieux dans lesquels nous nous immergeons, seront encouragés ou favorisés tel désir ou telle pesanteur plutôt que tels autres. Nous l’avons tous vécu: il y a des personnes ou des milieux qui nous donnent envie de vivre plus pleinement, d’autres plus peinardement. Ceux-ci vous offrent un mol oreiller, ceux-là appellent de nouvelles découvertes. Je peux nommer les personnes qui, quelquefois d’un simple mot dit au bon moment, m’ont donné l’envie de pousser la porte de l’aventure. Il n’était pas nécessaire que nous fussions intimes ou même qu’il y eût entre nous des liens affectifs particuliers. Dans tous les cas, lorsque, regardant en arrière, j’observe comment sont entrées dans ma vie certaines expériences improbables et précieuses, le rôle de nos interactions est indubitable. Il découle de cela qu’en fonction des aspirations que nous voulons fortifier en nous, des bifurcations que nous voulons attirer dans notre vie, des initiatives que nous voulons prendre, nous devons considérer les effets qu’ont sur nous les milieux que nous fréquentons.
C’est ainsi que, pour moi, le groupe formés par les participants à un parcours Cap au Large est un élément fondamental du dispositif. Ce n’est pas pour rien que nous portons une attention particulière à son fonctionnement. C’est pourquoi, aussi, nous restons attachés aux rencontres périodiques de quelques heures autour d’une même table. Se retrouver est si banal que cela n’a l’air de rien. Pourtant, souvenez-vous des confinements et des mesures qui restreignaient notre liberté de nous rencontrer. En tant qu’individu, vous n’étiez pas atteint. Vous étiez même au sommet de votre individualisme. Chacun chez soi, chacun pour soi. Mais l’individu est à la fois tout et rien. Il est tout en ce que l’expérience que chacun d’entre nous a du monde lui est propre et impartageable. Il n’est rien dans la mesure où, à moins d’interagir avec d’autres, sa capacité de faire apparaître du nouveau dans le monde est nulle. Plus difficile à admettre: sans la résonance et l’énergie des autres, même dynamiser le cours de notre propre existence a toutes les probabilités d’être une tâche exténuante, une gageure. Un groupe Cap au Large se veut donc un creuset où chacun apporte et reçoit ce que j'appellerai « l'énergie de co-évolution ». Si nous nous retrouvons, c'est non seulement pour nous enrichir des idées et des analyses des autres, mais aussi et surtout pour créer un mouvement - un vortex diraient certains - qui surpasse nos freins habituels.
Tout cela est bien beau, allez-vous me dire. Mais comment se fait-il que vous, l’auteur de Cap au Large, le donneur de leçons, vous ne parveniez pas à dépasser vos propres inhibitions, en l’occurrence celle qui vous empêche d’apprendre la voile ? Un proverbe latin ne dit-il pas: « Medice, cura te ipsum! » Médecin, soigne-toi toi-même ? Eh! bien, je vais m’appliquer à moi-même mes préconisations. J’habite en Vendée, près de la côte. S’il se trouve ici une personne - une seule - qui partage peut-être mes freins mais qui en tout cas me comprend et est prête à s’engager avec moi dans cet apprentissage, je signe !