La période des vacances est le moment de nous extraire de la gangue que forment les multiples pressions de notre quotidien. Elle favorise la remise en question du mode de vie qui façonne le reste de notre année, ainsi qu’une écoute plus empathique des ressentis qu’habituellement nous refoulons. S’ajoutant à cela, la perspective de la rentrée et du « retour à la normale », par contraste avec ce moment de relâche, peut nous inciter parfois à envisager des changements radicaux. Offrir une bifurcation à notre vie, parce que nous sommes insatisfaits du tour qu’elle a pris ou parce que nous craignons la destination qui se profile devant nous, revient à exercer notre liberté.
Il y a beaucoup de flou autour du concept de liberté. Rester immobile au milieu d’un milliard de choix possibles sans aller vers aucun d’entre eux est peut-être enivrant, mais ce n’est pas la liberté. Sinon, cela voudrait dire que ma liberté serait d’autant plus étendue que, sans en élire aucun, je garde tous les possibles par-devers moi. Pire, cela impliquerait que, dès lors que je me risquerai à faire un choix, je m’appauvrirai. Tout au contraire, selon moi, notre liberté est celle du potier qui décide de prendre la glaise à pleines mains, de la poser sur le tour et d’observer ce qui se passe quand on se collète avec la matière telle qu’elle est, avec ses surprises et sa récalcitrance - et avec sa capacité infiniment précieuse d’apporter sa réalité à nos rêves. Un vase qui existe rendra plus de services et apportera éventuellement, par sa beauté, davantage de bonheur qu’une oeuvre qui se blottit peureusement dans notre imagination. On ne peut pas donner à boire dans un verre imaginaire. Prenons un exemple simple, mais qui constitue aussi une bonne métaphore de la manière dont se déploie notre liberté. Avant de savoir lire, de quelle liberté disposais-je dans ce domaine ? Quelles lectures étais-je capable de choisir ? Pouvais-je anticiper les réflexions vers lesquelles elles me conduiraient, les inspirations que ma vie en recevrait ? Evidemment non. Je ne crée de territoire à ma liberté qu’en avançant et en faisant.
Mais si, tout au contraire du milliard de choix possibles que j’évoquais plus haut, rien ne se présente à nous ? C’est qu'il est nécessaire de humer le parfum de nos rêves. C’est ainsi que commence le dialogue à nouer avec nous-mêmes quand nous sommes insatisfaits de notre existence. Pour certains d’entre nous, ce pas lui-même est difficile à franchir. « A quoi cela me servirait-il de rêver ? Tout au plus à rendre ma vie actuelle encore plus désolante, à ruiner l’effort d’adaptation que je fais chaque jour ! » Cette réaction part de la conviction que nous ne sommes pas grand-chose, que la vie, de toute façon, est ingrate ou injuste, que les rêves ne peuvent s’y réaliser et qu’il s’agit seulement de survivre. Dès lors, rêver nourrirait une souffrance, celle de notre impuissance. Il est vrai que, si ces rêves ne relèvent que du fantasme, ils ne recevront guère d’énergie créatrice. Parce que je souffre de privations matérielles, j’aimerais être milliardaire, parce que je me sens méprisé, je voudrais être célèbre: en l’occurrence, ces rêves nous parlent moins de nous que de ce qui nous fait mal.
Dès lors qu’un éditeur - le douzième qu’elle tentait - eut décidé d’accepter le manuscrit de Harry Potter, J. K. Rowling devint à la fois riche et mondialement célèbre. Cela nous dit-il qu’elle rêvait de richesse et de gloire ? Peut-être, mais je crois que cela nous dit surtout qu’elle aimait écrire, créer des personnages et des histoires dans le registre du fantastique et qu’elle avait envie de partager cet univers en étant publiée. La gloire et la fortune sont venues de surcroît. « D’accord. Mais alors, moi, quel talent devrais-je développer pour connaître la même réussite que l’auteur de Harry Potter ? » En fait, ne vaudrait-il pas mieux - dans un premier temps tout au moins - laisser de côté la gloire et l’argent comme marqueurs du chemin que nous devons chercher ? Nombre de personnes ont accompli leur vie - et quelle vie! - sans cocher ces cases. L’argent et la renommée vous seront peut-être donnés un jour, mais ce qui importe d’abord est de l’ordre d’un nouvel accord que vous pouvez créer - au prix probable d’une évolution personnelle - entre le monde et vous, entre le monde et ce qui vous rendra heureux.
Le rêve, si l’on prend sa reconnaissance comme le premier pas d’un nouveau chemin, si l’on ne confond pas ce qui vibre vraiment en nous avec ce qui n’est qu’un fantasme de revanche, mérite notre respect et notre attention. Peut-être, dans la plupart des cas, ne le rendrons-nous pas réel, mais il a le charme de nous mettre en route intérieurement. Il se réalisera d’une certaine manière, peut-être méconnaissable, à travers le mouvement qu’il aura suscité en nous. Passer ensuite du rêve à un processus évolutif nécessite que nous ouvrions de nouveaux territoires à notre liberté. Celle-ci ne peut exister que dans la rencontre avec la matière, qu’il s’agisse de l’argile à façonner, d’un nouveau milieu à apprivoiser, de talents à développer. Le paysage n’apparaît que lorsque nous nous mettons à marcher. Notre pensée ne sort de ses ruminations stériles que si nous lui donnons à moudre le grain du réel. Agir, en outre, est une façon efficace - la plus efficace peut-être - de faire connaissance avec nous-même. Nous ne nous découvrons que dans la rencontre avec les chantiers que nous ouvrons. Nous nous explorons grâce aux résonances que le réel éveille en nous quand nous travaillons avec lui.
Dans la recherche d’une bifurcation de vie, à côté de l’impossibilité de choisir l’autre piège serait de ne s’engager que lorsque l’on a réussi à graver dans le marbre la nouvelle existence que l’on va vivre. Anticiper, faire des scénarios, élaborer des modèles, se projeter dans l’avenir, a un intérêt indéniable. Passionné par la démarche prospective, je l’ai maintes fois utilisée pour faire réfléchir des groupes. Mais, loin de le faire pour que les gens se construisent de nouvelles certitudes, je l’ai considérée comme une gymnastique d’assouplissement mental, comme un apprentissage de l’incertitude et une préparation à accueillir l’imprévu. Comme le disait Napoléon, qui savait de quoi il parlait, « il n’arrive que l’imprévu ». S’engager sur une bifurcation de vie, c’est accepter de jouer avec l’imprévu. Au moins deux fois, dans ma vie, j’ai dû ainsi inventer mon métier. J’avais posé ma candidature sur un coup de tête - ou, disons, une poussée intuitive. Je pourrais aussi ajouter, en plaisantant à peine, que là-dessus je fus recruté par erreur. Entendez par là que ce qui m’a le plus servi n’est pas ce qui avait fait retenir ma candidature. Ce que j’ai fait ensuite, je n’aurais pu le construire à l’avance dans ma tête. Certes, je pourrais raconter l’histoire de manière logique et il y eut une sorte de logique. Reste que le chemin fut celui d’un dialogue continu, celui d’un esprit avec ce qu’il perçoit du nouveau paysage où il s’avance, où il a la possibilité de s’incarner, en servant une cause qui lui paraît valable. Mais c’est un paysage qu’il ne domine pas et qui lui réserve des surprises, bonnes et moins bonnes. Un de mes mots préférés est celui d’exploration. Donner un espace supplémentaire à notre liberté ne peut résulter que d’une exploration.
Pour en revenir aux vacances, si les vôtres vous suggèrent les réflexions auxquelles j’ai fait allusion au début de mon propos, je ne saurais trop vous recommander de déterminer l’expérience concrète qui, le plus tôt possible, prolongerait vos rêves de l’été.