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Le piège bienveillant

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J’ai été un enfant puis un adolescent d’une extrême timidité. A l’école et au lycée, je ne craignais rien tant que d’être appelé au tableau. J’avais pourtant la chance d’être doté d’une excellente mémoire. Ce ne fut d’abord qu’un épisodique inconfort scolaire, mais, jeune adulte, je me suis très vite rendu compte que la peur est le premier des obstacles à nos plaisirs et à notre réalisation existentielle. Comme tous les timides, je pratiquais beaucoup l’introspection et j’observai ainsi ce que j’appellerais aujourd’hui le cycle de vie de mes désirs. Premier temps: je ressentais l’envie de faire quelque chose et je me rêvais en train de la faire. Deuxième temps: sous différents prétextes, je différais le moment de satisfaire cette envie. Troisième temps: dans la majorité des cas, l’envie s’évaporait. 

 

Dans la majorité des cas seulement, parce que quelques-unes de ces envies, plus coriaces, revenaient me hanter. Ainsi de la prise de parole en public. Peut-être m’attirait-elle comme un moyen de renforcer ce qu’Adler - je crois - appelait le sentiment de personnalité. D’évidence, du fait de ma timidité et de la honte qu’elle m’inspirait, celui-ci ne pouvait qu’être en souffrance. Mais je crois aussi que cet attrait ne peut être réduit à une réaction de l’ego et qu’il contenait un désir plus authentique, plus profond, comme celui de partager. 

 

Plus ou moins consciemment, j’ai mis en place un stratagème: profiter du moment où le désir naissant n’était pas encore pollué d’appréhensions pour prendre un engagement qui me liât à d’autres personnes. Le moment venu, le respect des autres et de moi-même ne me permettrait pas de me « défiler » comme on dit. Cela n’éliminait en rien l’inconfort de la peur qui allait croissant au fur et à mesure que l’épreuve se rapprochait, jusqu’au pic de la veille où je regrettais intensément mon engagement. Mais, comme je ne pouvais me dédire sans encourir une honte supérieure à celle de la peur, ma seule issue était de me préparer au mieux. Je me souviens d’avoir lu et relu « Prendre la parole en public » de Dale Carnegie, qui m’a été bien utile alors. Suivre de tels conseils a deux avantages: d’abord, cela rassure, puis, techniquement, c’est effectivement efficace. 

 

J’ai d’abord écrit ce que j’avais l’intention de dire et, au début, je lisais mon texte car, en dépit de ma mémoire, j’étais incapable de retenir ce qui venait de ma propre plume. Je n’ai pas nécessairement eu de nombreuses occasions de m’exercer mais, comme à l’époque - la fin des années 60 - je militais dans les rangs du gaullisme, il m’est arrivé d’avoir à le faire et, une fois, ce fut devant une centaine de personnes et un ministre. Des années plus tard, ce fut professionnellement que j’eus à parler en public et cela de manière répétée. J’ai plusieurs fois remarqué que des choses que l’on a apprises parce que l’on avait seulement envie de les apprendre se découvrent plus tard une utilité. Elles viennent s’ajouter à la palette de nos ressources latentes. Il en a été de même pour moi du cinéma d’amateur: un jour j’eus à faire réaliser un film d’entreprise et ma petite expérience me facilita les échanges avec le studio.  C’est pourquoi je pense qu’il ne faut jamais passer au filtre de l’utilité l’envie que l’on a d’apprendre quelque chose. Apprendre en soi est une bonne activité, elle mobilise en nous de multiples fonctions, physiques, psychologiques, intellectuelles. Puis, chaque chose que vous avez appris à faire est comme une porte que vous pouvez pousser et vous ne savez pas de quoi demain sera fait. 

 

Quand on embrasse une activité et qu’on la pratique avec succès, on apprend en même temps à s’aimer (ou tout au moins à s'intéresser à soi) et on a envie de s’améliorer. A la faveur d’une bifurcation de carrière, je vis la prise de parole en public devenir une composante de mon activité professionnelle. J’éprouvai alors le besoin d’aller plus loin que le livre de Dale Carnegie. J’ai souvent évoqué dans mes séminaires la symbolique de l’ouvrier, de la matière et de l’outil. En résumé: l’ouvrier, pour produire de meilleures oeuvres, doit accepter d’être à la fois la matière que l’on travaille - le savoir-être - et l’outil que l’on affute - le savoir-faire. La voix est l’outil premier de l’orateur. Si vous posez votre voix bien ou mal, vous fatiguerez ou au contraire tiendrez la distance, les gens souffriront à vous écouter ou se laisseront porter. La voix n’est pas détachée du corps. Elle s’articule à l’ouïe, à la respiration et à la posture. Dans quel métier doit-on travailler cet ensemble ? Celui des chanteurs d’opéra. Or, dans un groupe de gestion du stress auquel je participais, je fis la connaissance d’une professeure de chant. Je pris auprès d’elle quelques leçons - trop peu à vrai dire, mais suffisamment pour mon objectif restreint - et j’en retirai beaucoup de bien. Je le ressentis particulièrement lorsqu’un soir, à Cahors, devant deux cents personnes, je dus m’exprimer sans micro, les trois disponibles étant diaboliquement tombés en panne les uns après les autres. On m’entendit jusqu’au dernier rangs sans que je m’égosille, et je ne terminai pas aphone. 

 

Au long des années et en fonction des occasions qui se présentèrent à moi de prendre la parole, mon modus operandi a évolué. Sauf si je devais laisser une trace de mon propos, je ne rédigeais plus un texte, je me contentais d’écrire un « itinéraire » dont les étapes étaient les idées représentées par quelques mots-clés. La découverte des cartes heuristiques fut un bonheur pour moi. Mes supports à l’écran devinrent de plus en plus économes de mots jusqu’à bientôt n’être quasiment plus qu’une succession d’images purement illustratives et à partir desquelles j’improvisais. J’étais plus détendu, j’avais juste ce qu’il fallait de mobilisation psychologique pour que mon propos se déroule avec aisance, comme une rivière. Mon style devint ainsi plus souple, plus vivant, plus convivial et, avec de petits groupes, plus accueillant au dialogue spontané. En cours de route, selon les publics, je rajoutai de nouvelles pratiques cueillies ici ou là, comme celle des deux minutes de réflexion en silence avant de relever les questions du public, ou encore - mon dispositif préféré - le WorldCafé avec lequel j’ai fait émerger l’intelligence collective de plusieurs centaines de personnes en même temps.  

 

La peur est l’ennemie de notre développement existentiel. Elle nous ferme des chemins que nous aurions la tentation de prendre. Elle étouffe ceux de nos désirs perçus comme susceptibles de nous mettre en danger. Mais de quel danger s’agit-il ? Si la peur de mourir ou de se blesser en pratiquant une activité à risque est compréhensible, la plus inhibante dans notre vie quotidienne me semble être plutôt celle du ridicule. Toujours est-il qu'elle encourage à la procrastination des projets jusqu’à les inhumer. Mais ses méfaits ne se limitent pas à cela. Elle meuble de comportements compensatoires la vie qu’elle appauvrit: addictions diverses, passe-temps débilitants, discours amers. Elle forme avec eux un cercle vicieux qui fera de votre existence une cellule qui ne cesse de se rétrécir. 

 

Malgré cette évolution positive de l’enfant craintif que je fus, je ne vais pas terminer sur une bonne nouvelle: si vous avez dans votre sensibilité la présence malheureuse de la peur et de ses inconforts, n’allez pas vous imaginer que vous vous en débarrasserez complètement. A soixante-quinze ans, j’ai toujours en moi des séquelles de timidité et, ici et là, des réticences qui m’encombrent. Mon stratagème, comme pour l’apprentissage de la prise parole, consiste à profiter de l’élan initial du désir, quand il est encore pur de toute appréhension, et de me trouver un partenaire avec qui m’engager. C’est ce que j’appelle « se tendre un piège bienveillant » et je vais en donner un exemple tout récent. J’ai eu très tôt l’imaginaire marin. Quand j’étais enfant sur la plage des vacances, je tombais en contemplation devant l’océan. Le long du chenal des Sables d’Olonne, je voyais glisser les bateaux qui gagnaient le large, et certains disparaissaient derrière l’horizon. Puis, j’ai lu L’odyssée du Kon-Tiki de Thor Heyerdahl, Les Enfants du Capitaine Grant de Jules Vernes, Moby Dick de Nathaniel Hawthorne, et bien sûr l’histoire de Christophe Colomb. Il y eut aussi, je l’ai retrouvé en déménageant, un petit livre sans prétention, Viva Mexico, l’histoire d’une jeune couple américain qui descend en bateau le long de la côte du Nouveau-Mexique. J’ai aimé les films qui mettent en scène la marine à voile, comme, parmi les plus récents, Master and Commander. Des décennies ont ainsi passé, à nicher dans l’imaginaire, quant un jour j’ai ressenti une émotion profonde. Nous étions en vacances, mes enfants n’étaient pas encore bien grands et je les avais amenés passer une après-midi sur une goélette. En y repensant, je me demande s’ils ne m’ont pas servi de prétexte ! C’était la première fois que je mettais le pied sur un bateau à voile. Quand nous fûmes sortis du port, le pilote coupa le moteur. Il n’y eut plus soudain que le bruit léger des gréements, des voiles, de la mer contre la coque, et le lent balancement de la houle. Une pure magie qui resta en moi. 

 

Pendant des années, j’ai eu comme en filigrane de ma vie cette envie de navigation. Pour autant, malgré de fréquents séjours au bord de la mer, je ne dépassais toujours pas le stade du rêve. Je me disais: « quand je serai à la retraite ». Celle-ci arriva et mes premières années s’écoulèrent au bord de la mer sans que je passe à l’acte. Mais voilà que, pendant le confinement 2020, j’ai ressenti avec une intensité presque cruelle le désir de « mettre les voiles » - de fuir au delà de l’horizon l’atmosphère fétide et les mesures stupides que l’on nous infligeait. Ce printemps, j’ai partagé un soir ce ressenti et l’un de mes amis, aussitôt, me dit: « J’ai vécu exactement la même chose! » Et de nous faire des confidences réciproques sur ce qui nous avait jusque là retenus. Pour faire court: notre répugnance à revenir à l’école. Eh! bien, ne pourrait-on le faire à deux ? C’est ainsi que lundi dernier nous avons commencé notre initiation à la voile.

 

La vie s’écoule et, je vous l’assure, plus vite souvent que nous ne nous en rendons compte. Comme le dit le Chat de Geluck: « Il faut faire tant qu’on est vivant ce que l’on ne pourra plus faire après ». Mais, sans être mort, certaines choses deviennent peu à peu de plus en plus difficiles à faire avec l’âge. La peur est notre ennemie. Une vie qui lui laisse trop de pouvoir est semblable à des poumons qu’oppresse une cage thoracique trop étroite. 

 

Si vous vous êtes reconnu dans mon témoignage, pour conclure je me permettrai de vous dire deux dernières choses. La première: ne laissez pas le temps filer. La seconde, si vous sentez poindre en vous un désir que la peur pourrait bientôt entraver, tentez l’expérience du « piège bienveillant !* 

 

* On retrouve systématiquement le « piège bienveillant » dans le parcours de développement existentiel que j’ai baptisé - et maintenant vous savez pourquoi - Cap au large !

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