Vous avez peut-être déjà vu une séquence de dessin animé où un personnage dessine une porte sur un mur puis l’ouvre et la franchit. Parfois la vie ressemble à cela. La porte n’existe pas, il nous appartient de la dessiner. Je dis bien de la dessiner, car ce que nous appelons la réalité est une représentation de notre esprit et les portes à créer concernent cette représentation. Je viens d’en faire à nouveau personnellement l’expérience.
D’abord, il me faut remonter brièvement dans le temps. J’ai toujours ressenti une attirance et une empathie pour le monde animal, au point que, vers mes dix ans, je me serais vu devenir zoologiste et qu’un de mes oncles m’offrit rien de moins que les deux tomes in-quarto de La vie des animaux de Larousse, un ouvrage signé d’un savant, le professeur Léon Bertin*. Plus tard, sous l’influence des émissions de télévision, ce rêve évolua vers le métier de cinéaste animalier, pour ne pas dépasser le film d’une vingtaine de minutes que je fis, à treize ans, au zoo de Vincennes. Autant qu’il m‘en souvienne, j’avais le sens du cadrage - la seule chose, à vrai dire, que me laissait à faire ma très rudimentaire caméra.
Si, de cette empathie, je n’ai finalement pas fait un métier, j’ai gardé ma sensibilité. C’est ainsi que, dans ma culture chrétienne, j’ai une préférence singulière pour saint François d’Assise qui parlait aux oiseaux. En tant qu’humain de notre époque, j’ai le sentiment aujourd’hui de devoir quelque chose au monde animal. Il forme cette grande famille du vivant au sein de laquelle nous sommes apparus et dont nous faisons partie, et nous devrions avoir pour ceux qui la composent une immense gratitude. Une immense gratitude pour tout ce que nous avons fait d’eux au cours des millénaires: nous en avons fait de la nourriture, des vêtements et des parures, mais aussi des esclaves, des victimes sacrificielles, des symboles, des compagnons. Je n’aime guère la repentance, cette passion triste, mais nous devrions aussi leur demander pardon des souffrances que, sans nécessité ni modération, nous continuons de leur infliger par nos appétits déréglés. Je pense en particulier à ceux que nos cultures intensives chassent de leur habitat et qui se font cruellement massacrer, et aux victimes de nos égos : de la chasse aux Big Five et ses misérables selfies à la mode qui perpétue l’utilisation de la fourrure et des peaux de reptile.
J’en reviens à ce mois de février 2023 où j’ai dessiné une porte dans le mur de mes représentations. Depuis quelques mois, je suis à la recherche de quelque chose de nouveau que je pourrais ajouter à ma vie. « Médecin, soigne-toi toi-même! »: dans le parcours « Cap au Large » que j’ai créé, nous invitons les participants à faire ce que nous appelons « l’école buissonnière ». L’idée est de faire un « pas de côté », de se dérober aux routines et pressions du quotidien pour s’exposer à des sensations inhabituelles, dans l’esprit que, peut-être, il y aura en nous des résonances qui éveilleront une émotion créatrice. Depuis plusieurs semaines, j’avais envie de revoir le film « L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux ». C’était ma séquence d’école buissonnière. J’hésitais, car le film est long et son début cruel. Puis, finalement, une après-midi où le temps était trop mauvais pour sortir, je me suis livré aux émotions qu’il me proposait. Elles furent plus intenses encore que les fois précédentes qui remontaient à quelques années. Les jours qui suivirent, des images ne me quittaient plus, en particulier quand le personnage qu’incarne Robert Redford s’accroupit pour observer de loin le cheval traumatisé qu’on vient de lui emmener. Ces images qui revenaient me pressaient de faire quelque chose. Mais quoi ? A mon âge, il est trop tard pour entamer une telle formation et devenir « chuchoteur » dans un ranch du Montana.
Cela fait des années que, parmi mes intérêts pour le monde animal, je tourne autour de cette chose curieuse que l’on appelle « la communication animale », que François d’Assise pratiquait naturellement. J’avais même eu l’idée, parmi mes séminaires innovants, de faire travailler un groupe avec une « équi-coach » et nous avions été surpris par le lien qui s’établit très vite avec un cheval. Je me souviens d’un exercice qui consiste à marcher devant l’animal en l’entraînant en quelque sorte dans notre sillage sans utiliser de longe. La condition de la réussite est de le faire en conscience: si vous laissez votre attention s’enfuir, le cheval s’arrête et vous laisse avancer tout seul. Ceci n’est qu’un tout petit exemple de ce qui peut se passer entre un humain et un animal si une reliance s’établit. J’avais été plusieurs fois tenté de m’inscrire à des formations à la communication avec les animaux et, pour diverses raisons, je ne l’avais pas fait. Parmi ces raisons, il y avait le doute. Etait-il vraiment vrai que l’on pût communiquer avec des animaux ? Pour eux comme pour nous, s’agit-il uniquement d’observation et de décryptage de signaux physiques, ou bien des énergies plus subtiles entrent-elles en jeu ? Dès lors, quelle école choisir ? L’observation de l’animal est-elle le pont vers un autre niveau de perception que Goethe évoquait à propos des plantes ? Si oui, cela peut-il se pratiquer sans avoir un don inné que je ne crois pas avoir ?
C’est alors que, il y a quelques jours, survinrent deux choses. La première, où certains verraient une synchronicité, prit la forme d’un oiseau qui s’était retrouvé piégé dans la maison et, terrifié, n’arrivait pas à s’envoler par la fenêtre que je lui avais pourtant largement ouverte. Je vous laisse accueillir les analogies qui vous viendront à l‘esprit. Comme j’aurais voulu le rassurer afin que, cessant de se cacher, il retrouve la liberté du ciel ! La seconde chose est d’avoir parlé de tout cela, le jour même, avec une bonne fée. Je vous recommande d’en avoir toujours une à portée de main. Une bonne fée est quelqu’un qui regarde vos émotions et vos envies avec bienveillance, qui vous donne le tout petit coup de pouce dont vous pouvez avoir besoin à un moment précis, celui du point de bascule où le désir est près de l‘emporter sur les auto-blocages. Elle ne prend pas les commandes à votre place: elle exprime l’enthousiasme que lui inspire votre intérêt pour une chose ou le projet que vous caressez. Elle est un peu la joie du monde devant votre possible évolution**. Je m’étais trouvé une raison supplémentaire de ne pas m’engager: mon âge. A soixante-quatorze ans, je n’allais pas me lancer dans le métier de chuchoteur, alors qu’allais-je me former ? Pourtant, je le sais, Socrate a fait plus fort, lui qui apprenait à jouer de la lyre le matin de son exécution. « À quoi te sert, Socrate, d’apprendre à jouer de la lyre puisque tu vas mourir ? – À savoir jouer de la lyre avant de mourir. » Ma bonne fée eut un autre argument: « Si cela te nourrit, te fait du bien, ce sera un peu plus de santé pour le monde ».
J’ai évoqué une bonne fée et, dans ce blog consacré au développement existentiel, je ne peux pas ne pas le redire: votre entourage joue un rôle important dans votre évolution. Par l’image de vous qu’il vous renvoie, par la nature de l’énergie dont il arrose vos désirs et vos projets, il vous dynamise ou vous enlise. C’est tellement vrai que les Approches narratives de Michael White et leurs héritiers ont imaginé deux dispositifs spécifiques le faisant intervenir. Les praticiens narratifs aident des personnes qui se racontent sur elles-mêmes des histoires qui stérilisent leur vie à les remplacer par des histoires positives s’appuyant sur des éléments réels de leur biographie jusque là rejetés dans l’ombre. Les récits ont cette particularité, en effet, d’attirer les récits qui leur ressemblent et d’écarter les autres. L’histoire reconstruite reliera des récits de réussites authentiques quand l’ancienne ne se focalisait que sur des échecs. Afin de consolider ce résultat, les praticiens narratifs ont imaginé un rituel qui prend en compte le fait que nous édifions notre représentation de nous-mêmes dans l’interaction avec nos semblables. L’histoire préférée étant établie et, comme je l’ai dit, sur des éléments factuels, le sujet concerné va la présenter à un groupe de personnes qui le connaissent bien et attesteront du bien fondé de la nouvelle narration. Il s’agit d’un rituel ponctuel destiné en quelque sorte à socialiser un retournement. Dans le même esprit, il est un autre dispositif, le « club de vie », qui est de l’ordre de l’accompagnement dans le temps. Le club de vie se compose des personnes dont le regard ou la parole nous donnent des ailes quand d’autres nous mettraient des boulets aux chevilles - quelquefois sans penser à mal, par excès de sollicitude peureuse.
Je puis être velléitaire. Mon petit club de vie est constitué de personnes qui sont, avec bienveillance et sans coercition, l’antidote de mes tendances à me saboter doucement moi-même. L’important est que je reste responsable de mes choix, mais que la balance ne soit pas faussée par mon inclination à retomber comme un soufflet. Je me suis donc finalement inscrit à une formation en ligne. Ce n’est pas la modalité que je préfère mais, au fin fond de ma province, je n’avais rien d’autre sous la main. Au surplus, je n’avais pas le temps d’hésiter. Le hasard faisant bien les choses, le cours commençait le lendemain même. Comme l’enseignait un de mes professeurs de gestion: « Je préfère l’espérance d’un gain à la certitude d’une perte ». Cette certitude d’une perte, je la ressentais fortement si j’imaginais ne pas m’engager. En outre, Il y avait longtemps que je ne m’étais pas retrouvé en situation d’apprendre. Or, si l’on a toujours avantage à stimuler notre apprenance***, on l’a plus encore lorsque l’on vieillit, et si l’on peut embrasser des domaines que l’on a jusque là délaissés, c’est encore mieux. Je n’avais jamais suivi un cours en ligne et, pour la commodité de l’exercice, je décidai de mettre un peu d’ordre dans mon bureau. Croyez-le si vous le voulez: la pièce en retrouva un attrait qu’elle avait perdu malgré la grande baie qui donne sur des arbres peuplés de mésanges. Puis, la stimulation intellectuelle fit son oeuvre. J’avais bien dessiné une porte, elle s’était bien ouverte sous ma poussée et j’étais passé de l’autre côté. Elle s’était ouverte sur la perspective de développer en moi quelques capacités encore potentielles, sur de nouvelles expériences à vivre bientôt. Ouverte aussi sur la rencontre de nouvelles personnes partageant mon intérêt.
Si vous dessiniez une porte sur le mur de votre quotidien, sur quoi ouvrirait-elle ?
* Léon Bertin, La vie des animaux, Larousse, 1952.
** Dans une correspondance privée, Pierre Teilhard de Chardin distinguait « la joie de Max (son correspondant) dans le monde de la joie du monde en Max ».
*** Je dois la découverte de ce concept à Hélène Trocmé-Fabre. Alors que le fait d’apprendre est souvent considéré comme formalisé, ponctuel et localisé (un cours, un cursus, l’école, l’atelier), l’apprenance est une disposition permanente à apprendre de ce qui se présente à nous.