« Le K » est une nouvelle de l’écrivain italien Dino Buzzati (1906-1972), l’auteur du « Désert des Tartares ». Elle met en scène une jeune garçon, Stefano, dont le père est capitaine au long cours. Stefano lui confie un jour que, comme lui, il veut parcourir les mers. Le père l’embarque derechef à bord de son navire. Alors que, depuis la poupe, le gamin contemple l’océan, il aperçoit à deux ou trois cents mètres un point noir qui semble les suivre et, intrigué, il l’observe. Au bout d’un certain temps, ne voyant plus l’enfant, le père part à sa recherche et le retrouve, le regard rivé au loin. Stefano lui explique ce qu’il a remarqué. Dans un premier temps, le père scrute la mer à l’oeil nu, mais ne voit rien. Il déploie alors sa longue-vue, la braque dans la direction indiquée et, soudain, blêmit. Il dit alors au gamin qu’il s’agit du « K », un monstre marin, et que c’est de mauvais augure qu’il le suive ainsi.
Le K suivra Stefano dans tous ses voyages, tout au long de sa carrière de marin, et, quelque effort que celui-ci fera pour le distancer, il sera toujours là, à quelques encablures, obstiné. Bien des années plus tard, alors qu’il a cessé de naviguer, de la plage où il se promène Stefano le verra chaque jour, au loin, immobile, qui semble l’attendre. Parvenu près du terme de sa vie - qu’a-t-il désormais à perdre ? - Stefano décide un matin de prendre une barque et, à la rame, de s’approcher du K. Ils se rencontrent au milieu de la mer, tous deux épuisés. Le K lui dit alors: « Malheureux, pourquoi m’as-tu fui ainsi ? J’avais un cadeau pour toi, mais maintenant que tu vas mourir, que pourras-tu bien en faire ? » Et, expirant, il crache dans la barque du vieil homme qui défaille à son tour une perle énorme, d’une beauté extraordinaire*.
Si vous suivez depuis quelque temps mes publications sur Cap au large, vous imaginez où je veux en venir: la peur risque toujours de nous inciter à éviter ce qui pourrait nous être éminemment bénéfique. Elle peut d’ailleurs revêtir d’innombrables formes et s’habiller de mots variés qui en reflètent les nombreuses nuances: crainte, appréhension, effroi, désarroi, timidité, frayeur, trac, qu’en-dira-t-on, sans oublier toutes les déclinaisons des diverses phobies. En effet, ce n’est pas la même peur que l’on ressent à se retrouver dans les bois nez à nez avec un grizzly, à passer un examen médical inquiétant, ou à envisager une bifurcation professionnelle radicale. On peut avoir peur d’être blessé au corps, au coeur ou à l’âme, et ce n’est pas la même chose. Cependant, le point commun de toutes ces peurs est, d’une manière ou d’une autre, le risque de nous inhiber.
Depuis que nous avons quitté l’état sauvage pour des sociétés complexes, une de nos peurs devenue prédominante est sans doute celle d’être atteint dans le rapport délicat que nous entretenons avec nous-même. Un ami qui avait eu très tôt maille à partir avec le système scolaire me racontait récemment que, dans sa jeunesse, il avait mis fin à ses cours de pilotage à cause d’une réflexion humiliante du moniteur de l’aéro-club. Il ne pouvait pas supporter cela et ce n’était pas par un excès d’orgueil mais à cause d’une fragilité intérieure. L’appréhension de revivre de telles situations l’avait souvent tenu à l’écart de nouveaux apprentissages. Sa vie s’en était évidemment trouvée appauvrie, mais, présentement, il regrettait surtout de n’avoir pas répondu à son plus récent désir d’apprendre la voile. « Tu comprends, me disait-il, au lieu de souffrir passivement toute cette folie sanitaire, ces masques, ces auto-attestations, ces couvre-feu, ces confinements et maintenant ce passe, j’aurais sauté dans mon voilier avec une caisse de bouquins, j’aurais pris le large et caboté de port en port, loin de ces foules domptées, mangeant et dormant à bord. » Il illustrait le constat que le résultat le plus évident de la soumission à la peur est la limitation des expériences que nous pouvons vivre et, au bout, le rétrécissement de notre liberté.
Mais la nouvelle de Buzzati nous dit autre chose: la peur, au départ, n’est pas celle de Stefano. Certes, l’enfant est intrigué et peut-être inquiété par ce point qui suit le navire, mais c’est l’interprétation que va lui donner son père qui allumera dans son coeur une angoisse sans fin. C’est la certitude que ce point noir ne saurait être autre chose qu’un être maléfique qui va barrer sa vie définitivement. Cela soulève une question: combien de nos peurs sont-elles véritablement nôtres ? Combien sont-elles davantage la conséquence d’une contamination par notre milieu familial, social ou professionnel, que le produit de notre expérience propre ? Il n’y a pas que des clusters de covid, il y a aussi et depuis toujours des clusters de peurs.
La peur, parfois, crée ou projette son objet, elle devient cause d’elle-même. C’est Masséna, je crois, qui, pendant la campagne d’Italie, entre dans un palais abandonné, se heurte dans la pénombre à une forme voilée et s’enfuit en panique, croyant avoir touché un fantôme. Il ne s’agissait que d’une statue que l’on avait voulu protéger. On ne peut sûrement pas reprocher à « l’enfant chéri de la victoire » de manquer de courage. Mais la folle du logis, le prenant par surprise, a tout simplement balayé sa bravoure habituelle. Est-ce le vide ou l’imagination de la chute qui nous donne la sensation du vertige ? Tout le monde, je pense, a éprouvé le vertige, par exemple du haut d’une tour, bien qu’à l’abri derrière un parapet. De même, nous avons tous fait l’expérience de l’attraction qu’exerce un obstacle : le vélo, par exemple, suivra la direction de notre regard fasciné et, à moins de nous ressaisir, nous nous retrouverons les quatre fers en l’air. Il me revient, alors que je donnais une conférence devant quelques centaines de personnes, d’avoir remarqué au premier rang un homme qui me regardait en fronçant les sourcils. J’ai heureusement développé mon propos sans difficulté, mais tout en me racontant qu’au moment des questions cet auditeur-là allait m’amener une contradiction sévère et je me morigénais d’avoir accepté l’invitation à donner cette conférence. Au moment des questions, l'homme prit en effet la parole, et ce fut pour me complimenter. Nous avons tous nos statues voilées de blanc, prêtes à se transformer en fantômes.
Face à un grizzly, bien sûr, il ne s’agit pas de faire de la psychologie mais d’avoir la bonne réaction - et j’avoue ne pas savoir laquelle: il paraît que le lourdaud court plus vite qu’un homme et monte très bien aux arbres. Mais, s’agissant des autres manifestations de la peur, quel que soit le mot que l’on utilise, il convient selon moi de se demander quelle est la réponse qui préservera notre potentiel de liberté. Je dis bien « notre potentiel de liberté » et non pas « notre liberté »: la liberté sauvée, telle que nous pouvons nous la représenter aujourd’hui, en fonction de certaines circonstances, peut se payer demain ou après-demain de la ruine de notre potentiel de liberté. Comme le montrent toutes les redditions et toutes les occupations de territoire, signer l’armistice avec l’ennemi apporte un soulagement immédiat mais hypothèque l’avenir. C’est la différence entre l’adaptation en survie et l’adaptation en évolution que j’ai évoquée déjà sur ce blog et qui est un fil rouge de mes parcours.
A la faveur du parcours Cap au Large, chaque participant reçoit - entre autres choses - des outils qui lui permettent de procéder, pour et par lui-même, à cette reconnaissance de ses poisons intérieurs. Ensuite, il s’agira de les affaiblir et d’en imaginer les antidotes. L’un d’eux est de cultiver l’avant-goût de ce que l’on désire. Je vous en dirai davantage un jour prochain. Pour le moment, imaginez-vous la vie de Stefano s’il était allé à la rencontre de son « K » au lieu de le fuir au long des années, jusqu’à la fin de sa vie ? Vous-même qui me lisez en ce moment, y a-t-il quelque chose que vous fuyez, année après année, et qui vous éloigne d’une perle précieuse ?
* Je résume la nouvelle de mémoire.