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J'ai mal au travail, Parcours en quête de sens

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Avant de publier ma prochaine "note exploratoire", j'ai eu envie de partager ce texte issu d'un autre de mes blogs que je viens de fermer. C'est une lettre ouverte à Catherine Mieg, auteure du livre dont cette chronique emprunte le titre. J'y joins aussi le commentaire que l'auteure me fit l'amitié d'écrire. 

 

L’autre jour, j’ai fait une brève escale à Paris avant de continuer vers la Vendée. Arrivant de bon matin, en métro, à la gare Montparnasse, je regardai venir vers moi ce flot, ce déluge d'êtres humains se rendant du même pas pressé et raide à leur travail. Que représentait pour eux ce début de journée ? Quelles appréhensions, quels ennuis, quelles lassitudes, et aussi quels désirs, quels espoirs, quels éventuels accomplissements pouvaient-ils se cacher derrière ces visages fermés, indéchiffrables ? Pour combien de ces êtres cette nouvelle journée avait-elle un parfum d'aubaine, pour combien d’autres l’odeur âcre de l’angoisse ou bien le goût fade ou amer d'une pure obligation ? Il me tardait d'arriver aux Sables où je savais que, près de la gare, à la librairie «  La Parenthèse », m’attendait ton livre. Qu'allait-il me dire de l’évolution de cet univers qui est resté si proche de moi ? Les lignes qui suivent n’ont pas la prétention d’être une recension de ton ouvrage. Tout au plus te proposent-elles, avec mes mots et mes références, les échos qu’il a éveillés en moi.

 

Sous ta plume, j’ai retrouvé le monde du travail passé au crible d’une psychanalyste qui accueille dans son cabinet des gens de qualité que le système pousse au bord d’un précipice intérieur. Je l’ai donc retrouvé dans ses contradictions, ses opportunités et ses dangers: dans sa complexité. Alors que le procès des dirigeants de France Télécom jette sur la place publique des comportements d’un cynisme tel qu’il porterait à condamner le système lui-même, les propos que tu rapportes de tes patients rappellent qu’au delà des mirages qu’il peut proposer et des souffrances qu’il peut infliger, le monde des organisations peut être aussi celui des belles réalisations, de l’évolution personnelle et collective, celui de l’épanouissement, et, in fine, qu’au pire il ne tient que grâce à la complicité de ses victimes.

 

Ce n’est pas seulement le milieu du travail que je retrouve dans ton ouvrage: je m’y retrouve aussi. C’est que la connaissance que j’ai de ce milieu ne se réduit pas à celle d’un observateur mais relève tout autant de l’expérience intime. Si j’ai été protégé des dérives extrêmes qui constituent la matière de ton métier, j’en ai reconnu en moi la pente glissante et j’ai parfois fait appel à des professionnels comme toi pour m’aider à traverser des périodes scabreuses. Mais j’ai eu aussi la chance de connaître de longues périodes, à vrai dire largement majoritaires, où ce milieu m’a procuré des rencontres de qualité, m’a permis de tisser des liens, de cultiver des talents et de réaliser des choses que je n’aurais pas imaginés quelques années auparavant. Ce qui ne signifie aucunement que mon itinéraire fut paisible et facile. J’ai eu comme beaucoup d’autres à m’y montrer stratège et à y consacrer beaucoup de mon énergie, de mon temps et de mes pensées.

 

En lisant le verbatim de certaines des séances que tu rapportes, une chose m’a frappé. Je ne me souviens plus dans quel livre, jadis, j’ai lu que « l’inconscient est le temps de la répétition ». Or, dans les témoignages que tu partages, la répétition au long des mois, par un même patient, des mêmes mots, du récit des mêmes situations, des mêmes plaintes, est quasiment hallucinatoire. C’est l’orbite étriquée d’une personne qu’aliène sa fascination obsessionnelle pour une figure d’autorité (1). C’est le couple récurrent qui associe, inséparables, le « je n’en peux plus » et le « je ne peux pas faire autrement ». C’est, en fonction d’évènements parfois infimes, l’alternance lancinante d’angoisses et de soulagements toujours identiques. On dirait la plainte d’un prisonnier à perpétuité qui, du fond de la geôle où il tourne en rond, pleure la vie qui lui est confisquée. Or, pour le lecteur, il crève les yeux que la clé est sur la porte, à l’intérieur. La plainte est celle d’un embastillé qui, en fait, est à lui-même sa propre bastille. On a envie de lui crier : « Bon sang! Ouvre les yeux, tourne la clé, quitte ta cellule! - Sinon, tais-toi ! » Fort évidemment, celui qui s’autoriserait une telle réaction ne ferait que montrer son propre aveuglement. L’un de tes patients, utilisant la formule de La Boétie, qualifie lui-même sa situation de « servitude volontaire ». Ainsi, ni la souffrance ni la conscience ne lui font défaut et pourtant la porte ne s’entrouvre pas! C’est une expérience que nous avons sans doute tous faite. La conscience, pour malheureuse qu’elle soit, ne suffit pas à nous libérer. Il y a à faire un indispensable et parfois long travail de parole et de détricotage. Ce travail qui, au delà d’avoir quelqu’un à qui dire sa plainte sans s’exposer, permettra un jour d’entrevoir la construction intérieure qui abrite notre servitude.

 

En filigrane de ton témoignage, je retrouve les trois besoins psychologiques énoncés par l’anthropologue Ardrey qui font partie de mes repères personnels : les besoins de sécurité, de stimulation et d’identité. Leur intensité est variable selon les personnes, mais la question est la même pour tous et pour chacun d’entre nous : comment les satisfaire ? Dans notre société, avoir un travail constitue la réponse culturellement dominante. Cependant, comme tu le montres à l’évidence dans ton livre, il faut aller plus loin que ces génériques. Pourquoi ai-je besoin précisément de cette stimulation-là ? Pourquoi ai-je besoin de cette sécurité-là ? Pourquoi ai-je besoin de cette identité-là ? Et pourquoi vais-je aller m’abreuver à cette source-là plutôt qu’à une autre ?

 

Quelque originaux ou divergents que nous nous sentions ou voulions être, nous restons des animaux sociaux, nous avons besoin de la société. La biologie nous transmet des pulsions et des instincts qu’il nous est quasiment impossible de conjurer. Notre histoire psychique enregistre des manques qui nous poursuivent. La culture, au sens anthropologique, nous transmet ce qu’il est bon croire. L’ensemble de tout cela nolens volens nous induit à consolider la société comme une sorte de marché aux solutions. Or, de ce point de vue-là, de nos jours, le lieu qui semble proposer le dispositif le plus performant est le système qui s’est organisé autour de la production de biens et de services. Mais tout se passe donc comme si, en m’ouvrant la perspective d’y trouver un remède à mes besoins et à mes manques, ce sous-système utilisait ces derniers pour m’enchaîner plus étroitement à lui et ainsi se consolider. La recherche de la considération que l’on n’a pas eue enfant - ou que l’on croit ne pas avoir eue - se reconvertit en attente de reconnaissance d’un supérieur hiérarchique. Que ne fera-t-on pour l’obtenir, cette reconnaissance que fantasme notre désir, et, surtout, une fois obtenue, pour la renouveler ? Sa caractéristique essentielle est de ne nous étancher que brièvement. Toujours prés de s’éteindre, elle est comme la flamme d’une bougie au milieu des courants d’air. Ce faisant, le système s’empare de nous et nous le faisons fonctionner à l’aune de nos peurs archaïques.

 

C’est que, là-dessus, il y a les autres acteurs de la pièce. Il y a ceux qui, mus par des besoins semblables aux nôtres, parce qu’ils sont de ce fait à la recherche des mêmes sources, deviennent nos concurrents et mobilisent notre vigilance et notre intelligence manoeuvrière. Il y a ceux qui, gouvernés par des névroses « complémentaires » des nôtres, repèrent les manques qui nous font courir et auront l’habileté de nous exploiter ou, si nous les encombrons, de nous briser. Ils nous pousseront parfois jusqu’au gouffre dans lequel certains d’entre nous, désespérés, préféreront sauter. De ceux-là, les cyniques se contenteront de dire qu’ils étaient fragiles et point faits pour « le monde tel qu’il est ». Quel déni !

 

Gardons-nous d’oublier ces autres acteurs qui n’apparaissent pas sur la scène professionnelle mais qui, des coulisses, interagissent aussi avec notre trajectoire: les amis, les parents, le compagnon, les enfants. Ce sont ceux qui, s’il nous prend quelques velléités d’aller voir ailleurs, sauront nous rappeler que « la sécurité, c’est important !» et que l’on a, au surplus, des besoins matériels et des engagements financiers. Ou bien, ils nous laisseront comprendre que ce qu’ils aiment en nous, c’est le statut social que nous leur apportons, l’aisance que nous leur procurons. Renoncer à tout cela - nous disent-ils à mots sous-entendus - nous interdirait de continuer à trouver dans leurs yeux l’image de nous dont nous avons un si grand besoin. C’est ainsi que vouloir s'accorder une bifurcation, être tenté par un careershift, outre les obstacles intérieurs à surmonter, peut exposer à des négociations épuisantes avec ceux qui partagent notre vie de près ou de loin. Ce n’est pas pour rien que le personnage d’Into the wild joue la comédie jusqu’au dîner que, pour fêter son diplôme, ses parents organisent dans un grand restaurant. C’est sans avoir prévenu personne que, le lendemain matin, il partira sur les routes.

 

S’arrêter à ces jeux d’acteur ne donnerait cependant qu’un fragment très insuffisant de la réalité. Il faut voir que la scène de ces agitations baigne dans un univers culturel. La débordant largement, il est fait principalement de récits qui emportent l’intelligence dans leur flux puissant. Des récits qui, à l’instar d’un dogme scientifique ou religieux, sont le ciment du système. Des récits, apparus dans les années 70, que l’on se raconte sans les examiner et qui deviennent - à la lettre - notre « logiciel d’exploitation »: le logiciel qui nous rend exploitables. Ils prétendent dire la vérité du monde et de l’existence : l’argent érigé en mesure transcendante de réalisme et de dignité entraîne une obligation généralisée de croissance, de compétition, de performance, de conformité et de transformation permanente à laquelle tout doit se subordonner. Ce seraient là des lois non que l’on a choisi d’imposer mais qui s’imposeraient d’elles-mêmes (2). 

 

Ces récits qui permettent aux pires prédateurs de se laver les mains de n’importe quel crime engendrent des dysharmonies douloureuses chez ceux qui n’ont pas mis leur sensibilité et leur lucidité sous l’éteignoir. Des organisations qui offrent carrières, argent et honneurs mais qui n’ont que le Veau d’or pour référence peuvent exposer leurs collaborateurs à des dilemmes. Puis-je rester le complice des exactions, des destructions, des mensonges et des injustices que perpètre mon employeur ? Puis-je rester le complice d’un management qui détruit l’humain en moi et autour de moi ? Puis-je, même, accepter que l’organisation qui m’emploie persiste à considérer que l’état du monde, ses perspectives, ne la concerne pas ? Certes, en paraphrasant Krishnamurti, on pourrait dire que c’est un signe de bonne santé que de ne pas s’adapter à une société malade. Mais, ce constat fait, comment s’y prend-on pour survivre ? Voilà un être né et immergé dans des récits et un milieu social qui lui rappellent les normes hors desquelles il n’y a pas de salut. Un être mû par des besoins dont il ignore souvent l’origine, des besoins qui le mettent en concurrence avec ceux qui lui ressemblent, et qui l’exposent à la manipulation de ceux qui voudront l’exploiter. Les confidences de cadres qui ont finalement tranché le cordon ombilical montrent un monde au mouvement inexorable, sourd à tout, un monde de plomb. On comprend que pour réaliser l’alchimie qui transformera un peu de ce plomb en or, on puisse avoir besoin de se raconter, parfois longuement, à une oreille sagace.

 

L’actualité, en même temps que la nature singulière de l’expérience professionnelle qui s'exprime dans ton livre, fait que le paysage des organisations peut paraître bien sombre. Si, au cours de ma vie, j’en ai vu beaucoup d’aspects, s’il m’est arrivé d’avoir à me défendre des artifices d’un certain management et des prises qu’il trouvait en moi, je dois dire que mon expérience personnelle est largement positive: c’est celle d’un terrain d’aventures vivifiantes, d’apprenance jubilatoire, qui m’a permis de faire des choses que je n’aurais pas imaginées et même de devenir quelqu’un d’inattendu aux yeux du jeune homme que je fus.

 

Alors, j’en viens à ton épilogue qui nous suggère de faire un rêve: celui d’un travail qui « tiendrait ses promesses ». J’ai eu envie de m’écrier: pourquoi vouloir que le travail promette quelque chose ! Mais j’évoquerai plutôt la contribution qu’à travers le travail, qui nous paraît être un passage inévitable, nous pouvons avoir envie d’apporter au monde. Cette aspiration, me semble-t-il s’accroît, mais encore faut-il qu’elle ne se laisse pas prendre aux artifices de la langue de bois. Notre monde est malade, malade à en crever les yeux des plus obtus. La période prétentieusement baptisée «  anthropocène » pourrait bien être la fossoyeuse de notre espèce. Si certains disent « Tant mieux ! », ce n’est pas mon cas. Dans les années 90, j’ai participé à plusieurs mouvements professionnels qui pensaient sincèrement que l’on pouvait, de l’intérieur, sans occuper des postes-clés mais en faisant son travail d’une certaine manière, ré-aligner les organisations avec l’intérêt supérieur de l’humanité et de la Planète. Aujourd’hui, mon sentiment recoupe le constat d’Alain Gras quand il parle des « macro-systèmes qui s’autonomisent » (3). C’est-à-dire que plus personne aujourd’hui, pas même leurs dirigeants visibles, n’a vraiment de prise sur les monstres que nous avons créés. Ceux-ci tirent leur énergie et leur résilience des névroses et des croyances que, comme je l’ai évoqué, nous leur apportons avec une multitude d’autres d’acteurs. Ils sont comme animés d’une volonté propre qui émerge d’une complexité que personne - ni individu, ni organisation, ni puissance publique - ne maîtrise parce qu’elle fait fi des contours que nous leur prêtons.

 

Cette volonté propre - j’ai envie d’écrire: cet égrégore - est aveugle à tous les signaux qui passent au rouge: ceux de l’écosystème, de la démocratie, de l’éthique, pour n’invoquer que ces trois domaines. Cependant, devant ce phénomène, si impressionnant soit-il, je me refuse à prêcher la fuite ou la résignation. To make a long story short, une chose me semble certaine : chaque fois qu’une personne arrive à libérer en elle-même un supplément de compréhension, de conscience - un supplément d’âme - et parvient à mettre à distance les mécanismes intimes qui font d’elle l’une des roues de l’engrenage, il y a l’espoir d’un mieux non seulement pour elle mais pour le monde. C’est le miracle qui mûrit, entre autres lieux, dans ton cabinet. C’est ce qui m’autorise à rêver comme tu nous y invites.

 

(1) Cette image qui m’est venue spontanément ne manquera pas de faire sourire la psychanalyste.

(2) Cf. les "Big Six" de Pierre Blanc-Sahnoun: http://www.lafabriquenarrative.org/blog/blog/neurophysiologie-des-big-6.html

(3) Alain Gras, Le choix du feu, Fayard, 2007. 

 

Commentaire de Catherine Mieg

Merci pour ton texte qui fait vivre mon livre. J’ai aimé ton regard à la fois personnel et distancé. 
Tu as raison, le rapport au travail est très intime et il s’y joue quelque chose d’existentiel. Mon premier projet était d’écrire un livre qui aurait tricoté la clinique « ordinaire » et la clinique du travail. Et à la réflexion, j’ai pensé que c’était un contre-sens puisqu’il n’est presque pas possible de les séparer, même si la clinique amène à modifier légèrement sa posture suivant l’actualité du patient qui consulte. Mon éditeur, François Bourin, m’a dit qu’il avait beaucoup apprécié la manière dont je faisais vivre l’histoire personnelle et la structure du sujet à partir de la question du travail mise en débat… donc, quelque part, il reconnaissait mon premier projet dans ce texte ! Ce qui m’a réjouie… 


L’inconscient répète effectivement en boucle les traumatismes que le sujet a traversés, mais le travail thérapeutique amène à modifier cette répétition, c’est à dire qu’au fur et à mesure de l’avancée de l’analyse, l’élaboration et la réminiscence des émotions modifient l’histoire, ce qui permet de sortir des déterminismes et de retrouver la liberté de son désir. Je ne sais pas comment il faudrait le dire, mais ce n’est donc pas tout à fait une répétition ! 


La prise de conscience de ce qui se joue pour le patient est évidemment la première étape, mais elle ne dit rien de la manière dont le sujet va en faire quelque chose. C’est toujours un mystère de savoir comment les patients « vont bouger ». Se pose la question du « temps psychique » qui est un temps long, dans une société où on veut aller vite. D’ailleurs, quand un patient prend des décisions trop vite, je ne suis jamais très rassurée !! A la sortie de mon livre, j’ai reçu 4 des patients dont l’histoire est contée dans le livre. C’était très important pour moi d’accompagner leur découverte du livre, donc ce que j’ai fait de notre travail commun, c’était pour moi une question éthique. Donc j’ai lu avec eux les textes, et aussi les commentaires dont ils n’avaient éventuellement rien su (!!) et écouté ce que ce retour sur le passé de l’analyse provoquait chez eux. Un moment très fort humainement ! On ne partage pas 4 ans de sa vie avec une psychanalyste sans qu’un lien très fort se tisse… et j’ai eu surtout le plaisir de voir qu’ils étaient tous tellement heureux dans leur vie actuelle, à la fois professionnellement et personnellement, que donc, le travail que nous avions mené était pérenne… 


Un point important aussi que tu mentionnes, c’est l’importance de l’entourage au sens le plus large du terme. La souffrance provoque souvent la solitude, et d’ailleurs l’environnement actuel du travail est souvent un environnement qui isole les personnes, car elles ont peur. Rétablir des alliances, qu’elles soient au travail ou ailleurs, est souvent une étape dans le travail thérapeutique. On est tellement plus forts à plusieurs !! Et c’est une étape de rétablissement de la confiance en soi de partager, voire de savoir demander de l’aide… 

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